Les filles au lion

Les Schloss étaient trop empêtrés dans leurs batailles internes pour prendre conscience de ce qui se passait au nord, à Madrid, ou de ce qui, du Maroc, allait déferler vers eux. Ils ne prêtèrent aucune attention aux quatre phalangistes, qui le 12 juillet, à Madrid, abattirent le lieutenant socialiste de la Garde d'assaut républicaine. Par mesure de rétorsion, ses amis assassinèrent un député monarchiste, partisan notoire de l'extrême droite. La vie en Espagne, et à la finca, était sur le point de voler en éclats et de laisser entrer un flot de récriminations, d'ambitions et de ressentiment longtemps enfouis. Mais en même temps, durant ces premiers jours, rien ne laissait penser que la guerre approchait.

Des collines provenait la musique sourde des cloches des chèvres, qui venaient étouffer ces bruits plus légers en descendant parmi les éboulis, à travers le voile de chaleur. Les abeilles, assoupies sur les grosses têtes plates des fleurs, les voix des fermiers qui s'appelaient, les arpèges des oiseaux qui jaillissaient des arbres. Une journée d'été fait tellement de bruit, quand vous demeurez totalement silencieux.

C'était l'époque des longues ombres du soir, du chant éraillé des grillons qui emplissaient la nuit chaude. Les champs avaient pris des teintes persil, citron vert et pomme. Les fleurs sauvages projetaient des éclaboussures rouges et pourpres, des pétales jaune canari dansaient dans la brise. Et quand le vent se levait, l'air avait un goût salé. Il n'y avait aucun bruit de la mer mais, en tendant l'oreille, vous pouviez entendre les articulations d'un scarabée qui cheminait entre les racines de maïs.

Juillet était un mois agréable à Arazuelo. L'odeur des champs de sauge et du romarin, les lézards qui émergeaient des murs tels de petits secrets, avec leurs mouvements saccadés et névrotiques, se méfiant constamment des prédateurs venus du ciel. Mais quand ils s'immobilisaient pour se dorer au soleil, comme alors ils semblaient calmes, amoureux pragmatiques de la nature qui absorbaient la chaleur.

Dans la capitale autrichienne, leur dit-il, des amis juifs vendaient leurs œuvres au rabais pour avoir de quoi payer des billets de train, se loger et assurer leur subsistance au-delà des frontières. Des gens qui tiraient fierté de leurs collections de toiles de maîtres, abondantes, variées et intelligentes étaient maintenant obligés d'accepter des prix qui les auraient fait regimber un an plus tôt.

Ils vont partir, dit-il. Ils ne resteront pas ici. Ils sont faits pour la ville. La galerie.

Isaac se redressa et tira sur sa cigarette, les genoux ramenés contre la poitrine; il contemplait la sierra. Avec le crépuscule, les chauves-souris avaient commencé à surgir des bosquets au creux de la vallée. L'air était doux, la terre continuait à dégager sa chaleur.

"Je ne sais pas si je dirais que je l'aime. J'ai l'impression de vivre ici depuis dix ans. Un endroit pareil, ça vous...sature en quelque sorte. Comme si c'était l'incarnation vivante des champs peints par Isaac. C'est extraordinaire, non, la façon dont il a saisi ce paysage ?

La mule progressait lentement sur la route de poussière blanche et Olive montra plusieurs rubans rouges attachés autour des troncs des chênes-lièges. C'était un spectacle vaguement dérangeant , comme des cordes de sang brillantes qui claquaient dans le vent. "C'est quoi ?" demanda-t-elle en espagnol.
Le muletier la regarda par-dessus son épaule et dit : "Des ennuis."
Teresa y décelait un présage de la violence qui pouvait s'abattre sur ces terres comme cela était arrivé à de multiples reprises au-cours des siècles passés.

Je devrais consacrer toute mon énergie à "changer les choses" comme tu dis, et il ne m'en resterait plus pour peindre, ce qui est quand-même le but principal.