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Citations sur La langue sauvée (40)

1919 - à Zurich - il a 14 ans

J'étais attentif à elle (sa maman) autant qu'elle l'était de moi ; quand on est si proche d'une personne, on finit par avoir un sens infaillible des émotions qui la parcourent.
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Elle (la maman) entreprit de lire avec moi Schiller en allemand et Shakespeare en anglais.
Elle revenait ainsi à ses anciennes amours, au théâtre, cultivant en même temps le souvenir de mon père avec qui elle avait tant parlé de ces choses autrefois. Elle s'efforçait de ne pas m'influencer. Elle voulait savoir, après chaque scène, comment je l'avais comprise, et c'était toujours moi qui parlais le premier, elle n'intervenait qu'après coup. Parfois, il se faisait tard, elle oubliait l'heure, nous continuions à lire : elle s'enthousiasmait pour quelque chose et je savais alors que la lecture ne se terminerait pas de sitôt. Cela dépendait aussi un peu de moi. Plus mes réactions étaient sensées et mon commentaire éloquent, plus l'expérience passée remontait avec force en elle. Quand elle s'enthousiasmait pour l'une ou l'autre de ces choses auxquelles elle était si profondément attachées, je savais que la veillée était faite pour durer : l'heure à laquelle je me coucherais n'avait alors plus aucune importance ; elle ne pouvait pas davantage se passer de moi que moi d'elle, elle me parlait comme à un adulte, faisait l'éloge de tel acteur dans tel rôle, critiquait éventuellement tel autre qui l'avait déçue, encore que ce dernier cas ne se produisît que rarement. Elle parlait de préférence de ce qui lui avait plu d'emblée, sans réserve ni restriction. Les ailes de son nez frémissaient au-dessus des narines largement ouvertes, ce n'était plus moi que voyaient ses grands yeux gris, ce n'était plus à moi qu'elle s'adressait. Quand elle était la proie de ce genre d'émotions, je sentais bien qu'elle parlait à mon père et peut-être m'identifiais-je alors effectivement à lui sans même m'en apercevoir.
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Quand il rentrait de l'affaire, mon père se mettait aussitôt à parler avec ma mère. Ils s'aimaient beaucoup en ce temps-là, ils avaient une langue bien à eux, inconnue de moi, l'allemand, la langue qui les ramenait au temps heureux où ils étaient étudiants à Vienne. Ils parlaient de préférence du Burgtheater où ils avaient vu, avant même de se connaître, les mêmes pièces et les mêmes acteurs, et ils n'en finissaient plus alors d'évoquer leurs souvenirs. J'appris plus tard qu'ils étaient tombés amoureux l'un de l'autre au cours de semblables conversations et, alors qu'ils n'avaient pas réussi, séparément, à réaliser leur rêve de théâtre - tous deux auraient voulu devenir comédiens, - ils parvinrent ensemble à faire accepter l'idée d'un mariage qui suscitait de nombreuses résistances.
Issu de l'une des plus anciennes opulentes familles sépharades espagnoles de Bulgarie, grand-père Arditti s'opposait au mariage de sa fille cadette, sa préférée, avec le fils d'un parvenu d'Andrinople. Grand-père Canetti ne devait sa réussite qu'à lui-même. Pour un orphelin abusé qui tout jeune, s'était retrouvé dans la rue, livré à lui-même, il n'avait pas trop mal réussi : aux yeux de l'autre grand-père, il restait un comédien et un menteur. "Es mentiroso " - "C'est un menteur" lui avais je moi-même entendu dire, un jour que j'étais là, l'écoutant sans qu'il s'en doutât. De son côté, grand-père Canetti se plaçait au-dessus de l'orgueil de ces Arditti qui le prenaient de si haut avec lui. N'importe quelle jeune fille de bonne famille pouvait convenir à son fils et il estimait que c'était s'abaisser inutilement que de vouloir se marier précisément avec la fille Arditti!


page 38
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Maladie de sa mère, hospitalisée en préventorium, courtisée par un médecin.

Il voulut poser sa main sur ma tête, sans doute pour me féliciter encore mais par le geste cette fois. Je lui échappai en me baissant très vite et il eut l'air légèrement interloqué. "Un fier petit bonhomme ma chère ! Ne se laisse toucher que par sa maman!" Le mot "toucher" m'est resté présent à l'esprit ; il me détermina à haïr cet homme, à le haïr du fond du cœur. Il ne fit plus un geste dans ma direction mais chercha à me désarmer par la flatterie. Et il devait continuer sur ce mode en y mettant autant d'entêtement que d'invention et sans lésiner sur les cadeaux longuement mûris grâce auxquels il escomptait briser ma résistance. Mais comment aurait-il pu imaginer que la volonté d'un enfant à peine âgé de onze ans était égale, voire supérieure à la sienne ?

C'est qu'il faisait une cour très empressée à ma mère ; il avait conçu, disait-il (mais on ne devait me rapporter ses paroles que bien plus tard) une vive inclination à son endroit, la plus vive inclination de sa vie. Il était prêt à divorcer pour elle. Il voulait se charger des trois enfants, aider ma mère à les élever. Tous trois pourraient étudier à l'université de Vienne ; pour ce qui était de l'aîné, de toute façon il deviendrait médecin et, s'il en avait envie, il pourrait s'occuper du préventorium plus tard. Ma mère se fermait à moi : elle se gardait bien de tout me dire sachant que cela m'aurait anéanti. J'avais l'impression qu'elle restait trop longtemps, qu'il ne voulait plus la laisser partir. "Tu es complètement guérie" lui disais-je à chacune de mes visites. "Rentre donc à la maison, je te soignerai". Elle souriait. Je parlais comme un grand, à la fois comme un homme et comme un médecin qui savait exactement ce qu'il y avait lieu de faire. J'aurai voulu la prendre à bras-le-corps et la porter dehors. "Une nuit, je viendrai te voler" lui dis-je.
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Elle (la mère de Canetti ) avait acquis la conviction que toutes les religions se valent . Elle pensait qu'il fallait se référer à ce qu'elles avaient en commun et régler sa conduite là-dessus . Des guerres sanglantes , impitoyables , avaient été menées au nom de telle ou telle religion , c'était une raison supplémentaire de s'en méfier . sans compter que la religion détournait l'homme de certaines graves questions qui restaient à résoudre . Elle était convaincue que les hommes étaient capables du pire ; la preuve irréfutable de la faillite de toutes les religions résidait , à ses yeux , dans le fait qu'elles n'avaient pa su faire obstacle à la guerre . Quand des ecclésiastiques de toutes les confessions allèrent jusqu'à bénir les armes avec lesquelles des hommes qui ne se connaissaient même pas s'entre-tueraient bientôt .
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Fort heureusement, il est des expériences rares et même uniques qui vous marquent d'autant plus profondément qu'elles ne se renouvellent pas.
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...mon père lisait journellement le Neue freie Presse, et c'était un grand moment quand il dépliait son journal. Il n'avait plus d'yeux pour moi une fois qu'il avait commencé à lire, je savais qu'il ne me répondrait en aucun cas...Je cherchais à savoir ce que le journal pouvait bien avoir de si attirant; au début, je pensais que c'était son odeur ; quand j'étais seul et que personne ne me voyait, je grimpais sur la chaise et flairais avidement le journal. Ensuite seulement , je m'aperçus que la tête de mon père ne cessait de pivoter tout le long du journal; je fis de même derrière son dos, tandis que je jouais par terre, donc sans même avoir sous les yeux le journal qu'il tenait à deux mains sur la table. Un visiteur entra une fois à l'improviste et appela mon père qui se retourna et me surprit lisant un journal imaginaire.
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"Non, Jérémie ne pose pas et Josué non plus. Mais pour toi, ce ne sont que des poses. Tu te contentes de les regarder. Et tu oublies de vivre ta propre vie. Tu vis par procuration. Tolstoï a bien montré cela. Tu n'es rien du tout. Mais grâce aux livres que tu lis, aux oeuvres d'art que tu admires, tu peux te donner l'illusion d'être quelque chose. Je n'aurais jamais dû te faire connaître tous ces écrits. Et te voilà entiché de peinture maintenant. Il ne manquait plus que cela. Tu as lu un peu de tout et tout te semble également important. La phylogénie des épinards et Michel-Ange. Tu n'as pas gagné le pain d'une seul journée de ta vie. Tout ce qui se rapporte à ce problème, tu le balayes d'un mot: les affaires. Tu méprises l'argent. Tu méprises le travail qui permet d'en gagner. Mais sais-tu que le parasite c'est toi et non ceux que tu méprises?"
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Sa bonté égalait sa beauté; elle savait peu de choses et on la disait bête parce qu'elle ne voulait jamais rien pour elle-même et ne cessait de faire des cadeaux à tout un chacun. Et comme on se rappelait fort bien son grippe de père, elle paraissait faillir à son propre sang, un véritable miracle de générosité; elle ne pouvait voir quelqu'un sans se mettre à penser aussitôt à ce qui pourrait lui faire particulièrement plaisir. Elle ne pensait jamais à autre chose. Quand elle se taisait, quand elle fixait le vide devant elle, laissant les autres avec leurs questions, comme absente, avec une expression presque soucieuse qui n'enlevait rien à la beauté de son visage, alors on savait qu'elle se demandait ce qu'elle allait bien pouvoir vous offrir et n'avait encore rien trouvé d'assez beau.
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Je lisais les livres anglais que j'avais emportés de Manchester et je me faisais un d'orgueilde les relire encore et encore? Je savais exactement combien de fois j'avais lu chacun d'entre eux, certains plus de quanrante fois; je les connaissais par coeur, et si je les relisais malgré tout, c'était uniquement pour battre mon propre record. Ma mère s'en aperçut et me donna d'autres livres. Elle me trouvait déjà trop âgé pour lire des livres d'enfants et faisait tout pour m'intéresser à d'autres choses. Comme "Robinson Crusoé" était l'un de mes livres préférés, elle m'offrit "Pôle Nord-Pôle Sud" de Sven Hedin. Il y avait trois tomes que je reçus coup sur coup. Le premier tome déjà fut une révélation. Il y était question d'expéditions dans toutes les régions du globe, de living stone et de Stanley en Afrique, de Marco Polo en Chine. C'est par ces récits de voyages aventureux que je fis plus ample connaissance avec le monde et les peuples du monde. Ma mère poursuivit de cette manière l'oeuvre de mon père. Quant elle s'aperçut que mon goût pour ces relations de voyages supplantait tout le reste, elle me ramena à la littérature; et pour que je ne risque pas de faire seulement de la lecture et de passer éventuellement à côté du sens, elle entreprit de lire avec moi Schiller en allemand et Shakespeare en anglais.
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