(...)une petite fille qui prononce le mot «papa» devrait être certain que Papa est un héros, un preux, et un père qui n'est pas capable d'apparaître ainsi aux yeux de ses enfants n'est pas digne d'être appelé Papa.
J'ai reçu en héritage l'horreur, la folie et l'interdiction de les dire. Mais je les ai dites. C'est une victoire.
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il ne voit rien, n'entend rien, ne peut se mouvoir et met quelque temps à comprendre qu'on l'a enterré vivant, que tout le rêve de sa vie menait à cela, et que c'est la réalité, la dernière la vraie, celle dont il ne se réveillera jamais.
Je vois des gens de télévision, de cinéma. Je leur montre notre reportage, je leur explique que je voudrais retourner dans un bled appelé Kotelnitch et y passer un mois pour filmer ce qui arrive, s'il arrive quelque chose, ce qui n'est pas garanti. On me dit qu'il faudrait affiner mon approche, trouver un angle. En fait, qu'il faudrait faire un synopsis, c'est-à-dire résumer ce qu'il y aura dans le film. Je réponds que je ne sais pas ce qu'il y aura dedans, que je ne veux pas le savoir, que si je veux faire le film c'est pour l'apprendre. Mes interlocuteurs soupirent : c'est un projet pointu.
Les filles qu'on croise sur les G.R. sont plutôt moches, d'habitude: deux beautés comme elles, c'est un rêve pour le randonneur.
Qu'aurait-il voulu faire, dans l'absolu? De la littérature, de la politique, du journalisme? Ce n'est pas clair, et je n'ai pas l'impression que la vie l'ait empêché de suivre une vocation précise. Sa pauvreté l'humiliait, mais il ne rêvait pas de faire fortune. Il écrivait avec fièvre des lettres interminables, mais il n'a jamais, que je sache, proposé un texte à un éditeur ni même à un journal. Je crois qu'il aurait voulu surtout être respecté. Important. Visible. Exister aux yeux d'autrui. N'être pas perçu comme un raté, un homme qui toute sa vie tirera le diable par la queue.
Qu'on pense à moi chaque fois qu'il est question d'un type emmuré toute sa vie dans un asile de fous, c'est précisément ce dont je ne veux plus.
Comment pouvez vous vivre sans eau chaude ? Lui a demandé un cameraman. Et lui, haussant les épaules : vous, vous vivez. Nous, ici, nous survivons.
J'entendais, non pas sa voix que je n'ai pas connue, mais la voix écrite, la voix qui sourd de ses lettres, et cette voix me disait : tu y as cru.
J'attendais de ce séjour le déclic qui me ferait enfin parler russe et, dans le même mouvement, développer de chaleureuses relations avec autrui, or je ne parle pas russe et chaque jour me replie davantage. (p. 219)