Moi, je l'aime comme elle est, ça ne me gêne pas qu'après un dîner où quelqu'un a parlé avec une passion contagieuse des romans de Saul Bellow elle note dans son carnet, de son écriture un peu enfantine : "lire Solbelo".
[ Maman ] Je voudrais te raconter un souvenir d’enfance. C’était à la piscine, en vacances, au soleil. Je devais avoir cinq ou six ans, j’apprenais à nager. Le moniteur, tout en me soutenant, me faisait traverser le petit bain. Tu étais assise, toi, à l’extrémité du bassin, sur les marches, les pieds dans l’eau, et tu ne me quittais pas des yeux pendant que je prenais ma leçon. Tu portais un maillot une pièce à rayures noires et blanches. Tu étais jeune, tu étais belle, tu me souriais et je t’aimais comme, depuis, je n’ai jamais pu aimer aucune femme, aucune n’a jamais fait le poids, sauf, maintenant, ma fille. Traverser le bassin, cela voulait dire aller vers toi. Tu me regardais approcher, et moi, le menton hors de l’eau, la main du moniteur sous mon ventre, je te regardais me regarder et j’étais incroyablement fier et heureux de m’approcher de toi en nageant, d’être regardé par toi en train de nager.
C’est étrange, mais parfois, en écrivant ce livre, j’ai retrouvé cette sensation inoubliable : celle de nager vers toi, de traverser le bassin pour te rejoindre.
[…] Le livre est fini, maintenant. Accepte-le. Il est pour toi.
"Souviens-toi qu'elle ne sait naturellement pas la vérité sur ma vie et sur Nicolas, elle ne comprendrait pas et cela la peinerait inutilement. Donc, version officielle, foyer très heureux". Version officielle, foyer très heureux...
Elle fait partie, et ses amis comme elle, de la population qui prend chaque matin le métro pour aller au bureau, qui a une carte orange, des tickets-restaurant, qui envoie des cv et qui pose des congés? Je l'aime, mais je n'aime pas ses amis, je ne suis pas à l'aise dans son monde, qui est celui du salariat modeste, des gens qui disent "sur Paris" et qui partent à Marrakech avec le comité d'entreprise. J'ai bien conscience que ces jugements me jugent, et qu'ils tracent de moi un portrait déplaisant.
Le visage, sous la casquette, est en ruine. Un visage de zen, comme s'appelaient eux-mêmes les gens du goulag, le visage des types dont Soljenitsyne et Chamalov ont raconté les vies détruites.
Tu as dû très tôt affronter une souffrance épouvantable et que cette souffrance, ce n'est pas seulement la disparition tragique de ton père mais tout ce qu'il était : son tourment, sa noirceur, son horreur de la vie dont il t'a fait la confidente.
Tu as fait très tôt le choix de nier la souffrance. Pas seulement de la cacher et d'appliquer ce que tu dis toi-même être la maxime de ta vie "never complain, never explain" : non de la nier. De décider qu'elle ne devait pas exister.
Les mots dont je dispose ne peuvent servir à dire que le malheur. Ils ont servi, cette fois encore. Je n'ai pas sauté par la fenêtre. J'ai écrit ce livre. [...] Tu admettras que c'est mieux.
P. 395
C’est Nana qui me parlait russe, pas ma mère.
C’est elle qui m’a chanté la berceuse cosaque. C’est sa voix qui revit en moi quand je me la chante tout seul, à voix basse.
C’est elle que j’ai tuée.
Je ne supporte pas d'être ça, et je t'en veux d'avoir fait ça de moi. Je m'apitoie, je sanglote, tu me caresses les cheveux. J'ai mal, je me déteste, je jouis de me détester.