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Citations sur Un roman russe (68)

Tu as cru que l'amour de Sophie, la langue russe, l'enquête sur ma vie et ma mort allaient te délivrer, te permettre de solder un passé qui n'est pas le tien et qui se répète en toi d'autant plus implacablement qu'il n'est pas le tien.
Mais l'amour t'a menti, tu ne parles toujours pas russe et ce qu'il y avait en moi d'irrémédiablement abîmé continue à vous abîmer, à vous tuer, mes petits-enfants, l'un après l'autre.
Pas besoin de sauter par la fenêtre pour mourir, d'autres comme toi meurent très bien vivants.
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Toute ma vie je me suis considéré comme pas normal, exceptionnel, à la fois merveilleux et monstrueux, ce qui est ordinaire quand on est adolescent mais inquiétant à mon âge.
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Nous sommes ensemble chez le marchand de primeurs, chacun occupé de son côté, moi à choisir des fruits, elle une salade, et quand je relève la tête, quand nos regards se croisent, je comprends qu'elle m'observait, nous nous sourions et elle me dit que c'est comme si j'entrais en elle, là, devant tout le monde. J'aime le regard des commerçants, des clients du café sur elle, sur sa beauté. Elle est grande, blonde, avec un long cou, des cheveux qui moussent sur la nuque, un port magnifique, et en même temps quelque chose de si ouvert, de si familier que tout le monde a envie de lui offrir des fleurs ou de lui balancer des compliments d'opérette. Je trouve l'adjectif "radieux" fait pour elle. J'aime qu'on m'envie parce que c'est moi qu'elle aime. Je n'ai pas été tellement épanoui en amour jusqu'à présent, mais cette fois j'ai l'impression que ça y est.





   Pourtant, ça n'y est pas. Ça n'y est jamais avec moi, jamais durablement. Il suffit qu'un amour soit possible, soit heureux, pour qu'au bout de trois mois j'en découvre l'impossibilité. De la femme que j'aime, je commence à penser qu'elle ne me convient pas, que je me suis fourvoyé, qu'il y aurait mieux ailleurs, qu'en vivant avec elle je renonce à toutes les autres. Et Sophie, de son côté se sent immédiatement humiliée. C'est une vieille histoire, pour elle, l'humiliation. Elle est royale, mais en même temps plébéienne. son père n'a épousé sa mère que longtemps après sa naissance. Sa mère, à la clinique, était seule et pleurait parce qu'elle n'avait personne à qui montrer son bébé. Sophie se sent bâtarde, rejetée. Je mets un peu de temps avant de comprendre cela, et aussi qu'à ses yeux j'appartiens au cercle à la fois enchanté et odieux des héritiers. Tout m'a été donné, dit-elle, à la naissance : la culture, l'aisance sociale, la maîtrise des codes, grâce à quoi j'ai pu librement choisir ma voie et vivre en faisant ce qui me plaît, au rythme qui me plait. Nos vies sont différentes, nos amis aussi. La plupart des miens s'adonnent à des activités artistiques, et s'ils n'écrivent pas de livres ou ne réalisent pas de films, s'ils travaillent par exemple dans l'édition, cela veut dire qu'ils dirigent une maison d'édition. Là où je suis, moi, copain avec le patron, elle l'est avec la standardiste. Elle fait partie, et ses amis comme elle, de la population qui prend chaque matin le métro pour aller au bureau, qui a une carte orange, des tickets-restaurant, qui envoie des cv et qui pose des congés. Je l'aime, mais je n'aime pas ses amis, je ne suis pas à l'aise dans son monde, qui est celui du salariat modeste, des gens qui disent "sur Paris" et qui partent à Marrakech avec le comité d'entreprise. J'ai bien conscience que ces jugements me jugent, et qu'ils tracent de moi un portrait déplaisant. Je ne suis pas seulement ce petit homme sec, sans générosité. Je peux être ouvert aux autres mais de plus en plus souvent je me braque, et elle m'en veut.



    On va dîner chez des amis à moi, dans le Marais. Tout le monde se connaît, tout le monde est plus ou moins au même niveau de réussite et de notoriété. Quand j'arrive avec ma nouvelle fiancée, il se passe quelque chose qui se passe à chaque fois et dont je jouis intensément. Comme si on avait ouvert grand les fenêtres, comme si avant qu'elle entre la pièce était plus petite, plus sombre, plus confinée. Elle est au centre, d'un coup. À côté d'elle, toutes les filles, même les plus jolies, prennent l'air coincées. Je sens que les hommes m'envient, se demandent d'où je la sors, celle-là, et le fait qu'elle ne soit pas tout à fait aux normes de notre petit milieu, qu'elle rie un peu trop fort, remue un peu trop d'air, montre combien je suis libre, affranchi de l'endogamie qui règne chez nous.

   Mais vient le moment de passer à table, où quelqu'un demande à Sophie ce qu'elle fait dans la vie et où elle doit répondre qu'elle travaille dans une maison d'édition qui fait des manuels scolaires, enfin parascolaires. Je sens que c'est dur pour elle de dire ça, et moi aussi j'aimerais mieux qu'elle puisse dire : je suis photographe, ou luthière, ou architecte ; pas forcément un métier chic ou prestigieux, mais un métier choisi, un métier qu'on fait parce qu'on aime ça. Dire qu'on fait des manuels parascolaires ou qu'on est au guichet de la Sécurité sociale, c'est dire : je n'ai pas choisi, je travaille pour gagner ma vie, je suis soumise à la loi de la nécessité. Cela vaut pour l'écrasante majorité des gens, mais autour de cette table, tous y échappent et plus la conversation continue, plus elle se sent exclue. Elle devient agressive. Et pour moi qui dépends si cruellement du regard des autres, c'est comme si elle se dévaluait à vue d’œil.

   Sur cette affaire sociale qui nous empoisonne, je me dis et lui dis quelque chose d'un peu hypocrite. Je dis que ce n'est pas mon problème à moi, mais le sien. Que moi, je l'aime comme elle est, ça ne me gêne pas qu'après un dîner ou quelqu'un a parlé avec une passion contagieuse de Saul Bellow elle note dans son carnet, de son écriture un peu enfantine : "lire Solbelo". Ce qui est embêtant, c'est le ressentiment de sa part, c'est qu'elle se sente tout le temps offensée. Cela devient pénible, à la longue. J'en ai assez d'être mis dans le rôle du nanti qui n'a jamais eu à se battre pour rien et qu'elle se réserve, elle, celui de la prolétaire éternellement rebutée. D'abord, ce n'est pas vrai. J'ai eu à me battre aussi, et durement, même si ce n'est pas sur le terrain social. Sophie n'est pas une prolétaire, elle vient d'une famille bourgeoise un peu bizarre, son père est une espèce d'anarchiste de droite qui vit en homme des bois dans un domaine de trois cents hectares dans la Sarthe. Et j'ajoute : même si c'était vrai, la liberté, ça existe, on n'est pas totalement déterminés, c'est quoi, ces conneries à la Bourdieu ?

   Là où je lui mens et me mens, c'est d'abord qu'au fond de moi je n'y crois pas, à la liberté. Je me sens aussi déterminé par le malheur psychique qu'elle l'est par le malheur social, et on peut toujours venir me dire que ce malheur est purement imaginaire, il n'en pèse pas moins lourd sur ma vie. Et là où je mens aussi, c'est quand je dis qu'elle est la seule a avoir honte. Bien sûr que non...
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Le banquet a duré longtemps et vers 4 h tout le monde s'est retrouvé au bord de la rivière. Il faisait jour déjà, la nuit n'avait duré qu'une heure ou deux. C'était la plus courte de l'année, le 21 juin. Des crapauds coassaient. Des filles marchaient dans l'eau, leurs souliers à la main, en relevant le bas de leurs robes longues. Les bretelles des bustiers tombaient sur les épaules, bière et vodka coulaient à la régalade, on continuait à chanter, mais de plus en plus faux. J'étais ivre mort, moi, affalé au fond de la voiture, et pour cette échappée au bord de l'eau, je me fie moins à mon souvenir qu'aux images captées par Philippe : elles ont la grâce des aubes et des fins de beuveries dans les films de Kusturica.
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Marcher, marcher droit devant moi, sans m'arrêter, sans me reposer, et surtout sans jamais revenir en arrière. Telle sera la règle de ma nouvelle vie: aller droit devant moi, là où me portent mes pas, sans retour ni regret.
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Ce que m'a transmis ma mère, c'est ce que je ne sais pas, ce qui fait honte et peur et qui me pétrifie quand je croise son regard.
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Un petit garçon ou une petite fille qui prononce le mot “papa” devrait être certain que Papa est un héros, un preux, et un père qui n’est pas capable d’apparaître ainsi aux yeux de ses enfants n’est pas digne d’être appelé Papa.
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Je baigne dans une langue qui m'est familière, intime, maternelle, et que pourtant je ne comprends pas. Je me laisse bercer par elle et le sens de ce qu'on me dit, ce n'est pas seulement qu'il m'échappe pour moitié mais surtout qu'au fond qu'il ne m'intéresse pas.
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"J'ai imaginé ce printemps un scenario amoureux qui devait prendre corps dans le réel, et le réel l'a déjoué ,m'en a offert un autre qui a dévasté mon amour. J'ai passé mon temps, à Kotelnitch, à former des voeux pour qu'enfin il se passe quelque chose, et voilà, quelque chose s'est passé, c'est cela, cette horreur."
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[Incipit.]

Le train roule, c'est la nuit, je fais l'amour avec Sophie sur la couchette et c'est bien elle. Les partenaires de mes rêves érotiques sont en général difficiles à identifier, elles sont plusieurs personnes à la fois sans avoir le visage d'aucune, mais cette fois non, je reconnais la voix de Sophie, ses mots, ses jambes ouvertes. Dans le compartiment de wagon-lit où jusqu'alors nous étions seuls survient un autre couple : M. et Mme Fujimori. Mme Fujimori nous rejoint, sans façons. L'entente est immédiate, très rieuse. Soutenu par Sophie dans une posture acrobatique, je pénètre Mme Fujimori, qui bientôt jouit avec transport. À ce moment, M. Fujimori nous fait remarquer que le train n'avance plus. Il est arrêté en gare, peut-être depuis un certain temps. Immobile sur le quai éclairé au sodium, un milicien nous observe. Nous tirons les rideaux en hâte et, persuadés que le milicien va monter dans le wagon pour nous demander compte de notre conduite, nous dépêchons de tout remettre en ordre et de nous rhabiller afin d'être prêts, quand il ouvrira la porte du compartiment, à lui assurer avec aplomb qu'il n'a rien vu, qu'il a rêvé. Nous imaginons son visage dépité, soupçonneux. Tout se passe dans un excitant mélange d'affolement et de fou rire. Pourtant, j'explique qu'il n'y a pas de quoi rire : nous risquons d'être arrêtés, conduits au poste pendant que le train repartira, et à partir de là Dieu sait ce qui arrivera, notre trace sera perdue, nous crèverons sans que personne nous entende crier dans un cul-de-basse-fosse au fond de ce bled boueux de la Russie profonde. Mes alarmes font tordre de plus belle Sophie et Mme Fujimori et finalement je ris avec elles.
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