Citations sur Le Quatrième Mur (433)
" Pieux Jésus et maître, donne-leur le repos. Donne-leur le repos éternel ", il avait recopié la phrase en français.
De croquis en indication, de position des corps en proposition de décor, je tenais là le testament de Samuel Akounis. Il me l'avait remis sur son lit d'hôpital, avec la lettre d'Anouilh et la kippa de son père.
Je l'avais refusée. Il avait insisté. Il voulait que " Le Choeur " la porte sur scène. Que la calotte de velours noir réponde au voile de l'une, au béret de l'autre, au keffieh qu'Antigone jetterait sur ses épaules.
- Tu seras " Le Choeur ", Georges. Le porteur de kippa.
Il a sourit faiblement.
- Tu seras le juif.
- Et moi, j'aime la leçon de tragédie que donne cette pièce, cette distance prise avec la banalité du drame. Souvenez-vous de ce que le Choeur nous apprend de la tragédie. Il dit que la tragédie, c'est propre, c'est reposant, c'est commode. Dans le drame, avec ces innocents, ces traîtres, ces vengeurs, cela devient épouvantablement compliqué de mourir. On se débat parce qu'on espère s'en sortir, c'est utilitaire, c'est ignoble. Et si l'on ne s'en sort pas, c'est presque un accident. Tandis que la tragédie, c'est gratuit. C'est sans espoir. Ce sale espoir qui gâche tout. Enfin, il n'y a plus tien à tenter. C'est pour les roi, la tragédie.
J'étais de ces ombres fragiles dont les fusils se lassent.
Les bras de Marwan n'étreignaient toujours. Je sentais sa chaleur, son coeur battant. Il m'a tenu sur le bateau, il m'a gardé contre lui à Chypre, lorsque je suis monté dans l'avion, quand j'ai dormi contre le hublot, en arrivant à Roissy sous l'orage. Je ne voulais pas quitter ses bras pour d'autres. Je ne voulais pas d'autre refuge que le sien. J'ai marché dans les couloirs de l'aéroport comme on monte au gibet. Mon ventre avait peur, mon coeur frappait pour s'enfuir. Lorsque mon sac est arrivé sur le tapis à bagages, je suis allé m'asseoir en face, par terre, le long du mur. J'ai allongé ma jambe douloureuse. J'ai regardé tous ces vivants. Il y avait des visages brûlés par le soleil, des peaux brillantes de seul, des seins nus sous la soie ouverte, des odeurs de fleurs de tiare. Il y avait des mots de vacances. Il y avait foule, faune, la vie sans élégance, se frayant un passage bruyant vers le retour. Il y avait des rires qui écoeuraient mon chagrin.
Je connaissais cette voix. Elle mentait. C'est la voix qu'entend celui qui va mourir. La voix qui parle des jours à venir, de l'été prochain qui ne sera jamais, de toutes ces choses à tellement vivre ensemble. C'est la voix qui grimace pour ne pas pleurer, la voix qui maquille la mort, la voix qui chantonne, qui soulage, qui met du baume au coeur. C'est la voix qui referme les draps, puis la porte, puis le cercueil. C'est la voix qui ne croit plus un seul mot de la vie
La guerre, c'était ça. Avant le cri des hommes, le sang versé, les tombes, avant les larmes infinies qui suintent des villes, les maison détruites, les hordes apeurées, la guerre était un vacarme à briser les crânes, à écraser les yeux, à serrer les gorges jusqu'à ce que l'air renonce.
Beyrouth était attaqué. Je répétais cette phrase sans ma tête pour en saisir le sens. Des avions se jetaient sur la ville. Ils bombardaient la capitale du Liban. C'était incroyable, dégueulasse et immense. J'étais en guerre. Cette fois, vraiment. J'avais fermé les yeux. Je tremblais. Ni la peur, ni la surprise, ni la rage, ni la haine de rien. Juste le choc terrible, répété, le fracas immense, la violence brute, pure, l'acier en tout sens, le feu, la fumée, les sirènes réveillées les unes après les autres, les klaxons de voitures folles, les hurlements de la rue, les explosions, encore, encore, encore. Ma peau, mes os, ma vie violemment soudés à la ville.
Personne ne sait ce qu'est un massacre. On ne raconte que le sang des morts, jamais le rire des assassins. On ne voit pas leurs yeux au moment de tuer. On ne les entend pas chanter victoire sur le chemin du retour. On ne parle pas de leurs femmes, qui brandissent leurs chemises sanglantes de terrasse en terrasse comme autant de drapeaux.
Je n'avais jamais vu la bataille d'aussi près. La bagarre, la violence, la colère mais pas la mort des hommes. J'ai senti la jambe du chrétien se raidir. Puis trembler. Mon Dieu. Il tremblait. Son frémissement parcourait mon corps. Je le maintenais de toutes mes forces. Je le contenais. Après avoir applaudi à la Palestine, je rejoignais le camp d'en face.
Après avoir épuisé nos certitudes, nous étions orphelins d’idéologie.