J'ai lu ce roman après avoir lu «
Destination inconnue » écrit deux ans plus tard par l'écrivaine, et j'ai été très agréablement surpris après avoir hésité à le lire au vu de certaines critiques qui le trouvaient moins abouti que celui précité ; je dois dire avant que la façon dont on va apprécier un roman ou un récit, quel qu'il soit, dépend aussi grandement de l'état d'esprit dans lequel on se trouve au moment de sa lecture, ceci afin de couper court aux quelques critiques négatives – dont certaines lues sur ce même site – mettant en avant une action longue à se mettre en place ou encore une écriture un peu brouillonne de l'auteur. Car non, loin s'en faut, ce roman d'espionnage est tout sauf un coup d'essai, il est de plus d'une formidable richesse et on ne peut reprocher à son auteure de n'avoir pas mis un soin méticuleux et réaliste dans certaines scènes faisant appel à son propre vécu. Alors oui, plusieurs personnages et plusieurs scènes sont d'abord décrites sans rapport apparent les unes avec les autres, mais il s'agit là d'un procédé narratif bien connu, et également utilisé au cinéma, les pièces se rassemblent toutes à un moment ou un autre du récit et aucun des chapitres ne trainent jamais en longueur dans ce roman, ce qui met le lecteur complètement à l'aise pour avoir une vue d'ensemble et ‘'raccrocher les wagons - enfin les chapitres'' lorsque c'est nécessaire,
Agatha Christie était déjà une autrice mondialement reconnue à l'époque à laquelle ont été écrits ces deux romans d'espionnage, on ne peut reprocher une absence de maîtrise dans la narration ou dans l'écriture, tout est parfaitement en ordre et parfaitement agencé comme dans chacun de ses romans policiers.
Je dois dire que j'ai même (presque) préféré ce roman à «
Destination inconnue », un peu plus tardif (1954), ils peuvent aisément être comparés, leur proximité d'écriture (seulement deux ans les sépare), le même contexte international, tous deux écrits en pleine guerre froide, l'un ayant pour thème la fuite des cerveaux, l'autre une conspiration altermondialiste, mais l'une des surprises ici c'est le personnage de Victoria Jones, complètement ébouriffante, habile au mensonge pour se tirer d'affaire - sans être mythomane – bourrée de ressources, fofolle en apparence mais si intelligente et lucide en son for intérieur, pour ceux qui connaissent l'astrologie, c'est le plein archétype du Gémeau au féminin… je me suis surpris à sourire et même à rire au gré de ses pérégrinations et de ses déboires dont elle arrive malgré tout à se sortir, parfois aussi avec un peu de philosophie avant l'action, mais j'ai aussi compris pourquoi
Agatha Christie avait imaginé et construit un tel personnage : prise et empêtrée malgré elle dans une affaire qui va la dépasser et dans laquelle mensonges et trahisons vont être les ressorts de l'action, pour un personnage « hors milieu », seule une personne possédant ces qualités intrinsèques en elle pouvait arriver à donner le change, et, tant bien que mal, parvenir à tirer son épingle du jeu…D'ailleurs qui n'a jamais aussi côtoyé ce genre de personnes qui aime tout embellir - ou falsifier - pour attirer l'attention ou se tirer d'un mauvais pas ou d'une situation déplaisante, c'est le propre de beaucoup d'ados, et généralement ça fini -mais pas toujours – par s'estomper avec les années… Pour en revenir à ce roman, il faut aussi ajouter l'exotisme qui en est une des composantes principales, et là aussi on ressent toute l'expérience de l'auteure : l'excitation avant de partir qui se mue en pessimisme et même en crainte avec les attentes interminables à l'aéroport et même une fois installé dans l'appareil…(chapitre 7), puis la déconvenue à l'arrivée avec la découverte d'un Bagdad (à cette époque) empli d'une atmosphère d'agitation, de bruit, de poussières, de pauvreté (chapitre 10) avant de retrouver le calme relatif d'un hôtel, tout cela est très bien rendu avec les paysages qui changent au gré du jour ou de la soirée, et quelle belle trouvaille d'avoir inclus dans l'intrigue un détour par un chantier de fouilles archéologiques, et là aussi, le vécu de l'auteure est à l'oeuvre, avec un réel sens de l'à-propos, pour cette belle image utilisée par son héroïne lorsqu'elle repense aux fragments de poteries vieux de trois mille ans, découverts et réassemblés, après avoir entendu l'exposé d'une idéologie utopiste folle et inhumaine, j'ai pensé à la Shoah et à « La liste de Schindler » en lisant ces lignes, nul doute qu'à cette époque ces tragédies étaient aussi, et peut-être encore plus que maintenant, très présentes dans les esprits.
En resituant le contexte mondial de l'époque, on comprend que ce roman est une vision romancée mais terrifiante du contexte angoissant des années cinquante, la scène qui marque le point culminant pour moi de ce roman est celle dans laquelle l'héroïne est prise d'un éclair de conscience lorsqu'elle comprend alors toute la trame de l'intrigue qui se joue – avec elle et malgré elle - autour de son escapade au Moyen-Orient (chapitre 22, vertigineux).
Pour résumer sans dévoiler l'intrigue, c'est un roman qui mêle savamment exotisme, aventure, duplicité et manipulations au coeur d'une conspiration altermondialiste visant à renverser le fragile équilibre d'un monde en pleine guerre froide, il est plus politique que ne l'est «
Destination inconnue ». Aussi, ce n'est je pense pas un hasard s'il vient tout juste d'être réédité dans la collection « le tour du monde en polars » des éditions « le masque », et j'invite aussi le lecteur à ne pas bouder ce roman original d'
Agatha Christie (que l'on n'aime ou pas, il n'y a nulle trace d'Hercule Poirot ou de Miss Marple), mais aussi à lire la courte préface donnée dans cette nouvelle édition de la collection « le tour du monde en polars », qui est encore malheureusement terriblement d'actualité (pour ma part j'ai lu cette préface chez le libraire car je me suis commandé l'édition classique du Masque).