Bats-toi, soldat Bikila ! Fonce et ne te retourne pas.
C'est comme si je redevenais l'enfant berger de Debre Berhan où les rochers singent les piles des ponts et d'antiques aqueducs pour traverser les plaines sans jamais toucher la poussière.
La course est un rai de lumière tracé à la surface d'un monde régulièrement plongé dans le noir.
Dossard numéro 11. Des lettres blanches sur un carré noir et quelques plus, toujours les mêmes. Ce n’est plus qu’un corps noir qui tout absorbe et ne rend rien, c’est ce qu’on dira bientôt de moi sur les trottoirs et sur les ondes. C’est ce qu’on dira dans un instant car il faut patienter encore puisque je cours caché. Invisible et secret. Je me suis déchaussé juste avant le départ, c’est bien ce que je devais faire. Peut-être pour dire au monde qu’un homme venu les pieds nus peut en battre d’autres bien mieux vêtus. En vérité les chaussures donnent des ampoules, elles empêchent les ailes de se déployer. J’ai laissé mes chaussures dans une niche du petit cloître près du Capitole. Je vais pieds nus comme à la guerre et j’aime par-dessus tout le contact des pavés romains contre ma peau.
Plutôt courir. Partout dans le monde des gamins courent, les sandales sans les chaussettes et les pieds dorés qui en portent les marques. Plutôt courir puisque l’enfance se perd dans la course et ne traîne pas les pieds. Via! E partito! a hurlé le speaker survolté de la Rai. Un kilomètre à peine derrière moi le marathon vient de commencer. Tchigri yellem, il n’y a pas de problème. Le départ était fulgurant, le rythme trop soutenu déj et peut-être stimulé par la légère descente depuis la rue de l’Empire jusqu’au Colisée. Dans mon dos j’ai laissé fondre la grosse pâtisserie statique de l’Autel de la Patrie pour un ring plus étroit et plus linéaire dont je sens implacablement les cordages invisibles. D’un simple coup de feu on vient d’ouvrir une vanne et le débit est puissant – la sueur immédiate. Dans la formation de masse on se bouscule un peu ; on cherche à prendre pour soi le peu d’air et le peu d’espace disponible en guettant les premiers fléchissements. Malgré les mouvements saccadés des autres on a des rêves d’anguilles qui se faufilent depuis les Sargasses. On prend place et on se déploie comme des phalanges hoplites ; on se pousse des épaules vers le combat en serrant les lèvres et en fronçant les sourcils. En vérité on redoute tous la chute ou le claquage comme un mauvais coup du sort. On crierait volontiers si l’on n’avait pas peur de perdre quelques centimètres de souffle. C’est un vaste troupeau aux gestes nerveux, des demi-antilopes aux jambes frêles et au déplacement rapide, commente la Petite Voix. Le tout dans un espace-temps subdivisé en mètres et en secondes jusque dans leurs centièmes infimes. In bocca al Lupo! C’est ce qu’un badaud hurle près de moi, recouvert d’une sorte de chapeau confectionné avec le journal du jour : 10 septembre 1960 – le jour où je viens au monde. Avanti! Les départs sont toujours victorieux, seules les arrivées sont méprisables. Je mets ma vie entière à mes pieds et je cours en la prenant de vitesse ; en aucun cas je ne m’arrêterais pour que le mors me sorte des dents.
Ceci n'a rien d'un marathon, c'est la guerre. Sous nos yeux le dossard numéro 11 est celui d'un jeune caporal éthiopien de la garde royale du négus. Il se nomme Abebe Bikila et il a vingt-huit ans. Il est venu à Rome pour reprendre un combat déjà gagné vingt ans plus tôt. Et voici dans nos mains le récit du marathon d'Abebe.
Comme pour le verbe c’est ma foulée qui exécute.
Je mets ma vie entière à mes pieds et je cours en la prenant de vitesse; en aucun cas je ne m’arrêterais pour que le mors me sorte des dents.
« La voie Apienne est désormais plus droite qu’une frontière africaine. » p. 127
« Laisse tomber, ce sont deux nègres ! » Je porte la phrase quelques secondes dans mon poing sans trop savoir qu’en faire puis j’ouvre ma main et secoue mes dix doigts. – p. 52
D’un simple coup de feu on vient d’ouvrir une vanne et le débit est puissant – la sueur immédiate. Dans la formation de masse on se bouscule un peu ; on cherche à prendre pour soi le peu d’air et le peu d’espace disponible en guettant les premiers fléchissements. Malgré les mouvements saccadés des autres on a des rêves d’anguilles qui se faufilent depuis les Sargasses. On prend place et on se déploie comme des phalanges hoplites ; on se pousse des épaules vers le combat en serrant les lèvres et en fronçant les sourcils. En vérité on redoute tous la chute ou le claquage comme un mauvais coup du sort. On crierait volontiers si l’on n’avait pas peur de perdre quelques centimètres de souffle. C’est un vaste troupeau aux gestes nerveux, des demi-antilopes aux jambes frêles et au déplacement rapide, commente la Petite Voix. Le tout dans un espace-temps subdivisé en mètres et en secondes jusque dans leurs centièmes infimes.