Citations sur La Fin de Chéri (33)
Il entrouvrait les lèvres sur ses dents brillantes, et respirait d'un souffle égal. Mais il ne se hâtait pas de revivre tout à fait. Il se retranchait, derrière ses paupières et ses cils, au sein du domaine vert qu'il évoquait l'instant de sa syncope, un domaine plat, riche en fraisiers et en abeilles, en lunes d'eau ourlées de pierre chaude... Quand la force lui revint il garda les yeux clos, en pensant : "Si j'ouvre les yeux, Edmée va y voir tout ce que je regarde..."
Survivre, ne pas se battre, manger chaque jour, abuser, simuler autant de victoires dont sortait affermi et confiant en soi. L'assurance, la poche emplie le rendaient moins laid, et l'on pouvait compter qu'à soixante ans il donnerait l'illusion d'avoir passé pour un joli homme à grand nez et à grandes jambes.
Un choc, léger, arrêtait Chéri, chaque fois, contre son image. Il ne comprenait pas pourquoi cette image n'était plus exactement celle d'un jeune homme de vingt-quatre ans. Il ne discernait pas les points précis où le temps, par touches imperceptibles, marque sur un beau visage l'heure de la perfection, puis l'heure d'une beauté plus évidente qui annonce déjà la majesté d'un déclin.
tu as tout à fait la dégaine de quelqu'un qui souffre du mal de l'époque. Laisse moi parler ! Tu es comme les camarades tu cherches ton paradis hein, le paradis qu'on vous devait après la guerre ? Votre victoire, votre jeunesse, vos belles femmes,.. On vous devait tout, on vous a tout promis, ma foi c'était bien juste. Et vous trouvez quoi ? Une bonne vie ordinaire. Alors vous faites de la nostalgie, de la langueur, de la déception, de la neurasthénie, je me trompe ?
Il emportait un malaise qu'il connaissait trop bien, l'agacement, la gêne de ne jamais exprimer ce qu'il eût voulu exprimer, de ne jamais rencontrer la personne à qui il devait confier un aveu indéfini, un secret qui eût tout changé et dépouillé de son insigne néfaste, par exemple, cet après-midi de pavés blanchis, d'asphalte flasque sous le soleil vertical...
Chéri referma derrière lui la grille du petit jardin et huma l'air nocturne : "Ah! il fait bon..." Il se reprit aussitôt : "Non, il ne fait pas bon."
J'ai les qualités de mes défauts, moi, et rien ne me fait peur.
« Elle a un nouveau petit Bacciocchi ravissant ! » annonçait Mme Peloux à son fils, alors âgé de quatorze ou quinze ans...
Mais, faisandé et frais tout ensemble, familier de l'amour, aveuglé par l'évidence de l'amour, Chéri parlait amour, en ce temps-là, à la manière des enfants qui ont appris d'un langage tous les mots, suaves ou sales, comme des sons purement musicaux et privés d'origine. Aucune image vivante et voluptueuse ne se levait dans l'ombre de ce grand Spéleïeff, à peine levé du lit de Léa. Et ce « petit Bacciocchi ravissant » quelle différence y avait-il entre lui et un « pékinois de toute beauté » ?
Trop de blanc descendait des plafonds, rejaillissait des dallages, effaçait les angles, et il plaignit les hommes gisants à qui personne ne faisait l'aumône de l'ombre. L'heure de midi impose aux bêtes libres le repos et la retraite, aux oiseaux le silence sous les futaies, mais l'homme civilisé ne connaît plus les lois de l'astre. Chéri fit quelques pas vers sa femme, dans le dessein de lui dire : "Tire les rideaux, installe un panka, ôte sa pâtée de nouilles à ce pauvre type qui cligne des nouilles et qui souffre, tu le feras manger à la nuit tombante... Donne-leur l'ombre, donne-leur une couleur qui ne soit pas ce blanc, et toujours ce blanc..."
Il subit un petit choc d'éveil, un sursaut, et s'aperçut que sa mémoire supprimait la guerre. Puis il compta les années et tout fut muet, en lui, de stupeur, pendant un moment.