Pour cette longue nouvelle de 1915 écrite six ans après «
le compagnon secret », CONRAD avait tout d'abord pressenti le titre « Premier commandement ». le titre final, « La ligne d'ombre », est propice à toutes les suppositions. Pour CONRAD cependant, cette ligne représente la fin de la
jeunesse, et cet horizon obscur où se trouve quelque part l'âge adulte.
Le narrateur est un jeune marin qui décide d'abandonner son poste sur un vapeur quelque part en Extrême-Orient, son désir étant de rentrer chez lui en Europe. Mais un poste de commandement est vacant sur le vapeur Mélita. Précédé d'une bonne réputation, ce narrateur se propose de remplacer le capitaine récemment décédé à bord puis jeté à la mer, un capitaine dont l'étrange passion était de jouer du violon sur le pont.
Le poste de second sur le vapeur Mélita est occupé par un certain Burns, les rapports sont immédiatement tendus et conflictuels entre le narrateur et Burns, d'autant qu'au décès du capitaine, Burns fut brièvement et par intérim le patron. Seulement, Burns tombe très malade, il pourrait s'agir d'une maladie contagieuse pour tout l'équipage du bateau. le vapeur doit pourtant appareiller. CONRAD incorpore les mêmes ingrédients que «
le compagnon secret », du fantastique gothique par sa silhouette, alors que si l'on creuse un peu plus en profondeur, on réalise avec stupéfaction que le texte est tout ce qu'il y a de raisonnable et cartésien.
La maladie se propage à bord tandis que l'ombre du défunt capitaine semble planer sur le bateau et même « dans » la mer, effrayant Burns qui voit le mort en vrai revenant, un peu partout dans ses accès de fièvre, l'air pourrait être ensorcelé et la crainte de l'avènement d'une terrible vengeance post-mortem du disparu est palpable. « Mais vous ne pensez pas que je vais croire qu'un mort ait le pouvoir de détraquer la météorologie de cette partie du monde. Quoique, à vrai dire, elle semble complètement détraquée. Les brises de terre et de mer se rompent. On ne peut pas s'y fier cinq minutes de suite ».
« La ligne d'ombre » est un texte ouvert, pouvant être lu à différents niveaux. Tout d'abord il y a, comme très souvent chez CONRAD, la rivalité entre deux hommes (ici marins), l'ambition de chaque côté, mais ici l'action se présente également sous forme d'une énigme de forme gothique. CONRAD semble s'amuser à dépeindre un univers digne des romans d'épouvante des débuts du XIXe siècle, climat effrayant peuplé de fantômes, de silhouettes éparses, de peur. Je pense à ces scènes où l'île fictive de Koh-Ring ne cesse d'être en vue, comme si le bateau faisait du surplace, restait aimanté au fond de l'eau par une divinité quelconque. Sans oublier cette quinine, le médicament sensé sauver tout l'équipage, « plus précieuse que l'or », et dont les flacons se brisent au sol. Et bien sûr le mort, nulle part, propulsé dans la mer, et pourtant partout, comme en embuscade, sur un bateau qui « devient un navire sans équipage ». Mais attention, lu attentivement, le texte est tout ce qu'il y a de plus rationnel, ce qui le rend saisissant : CONRAD joue avec l'atmosphère, montrant qu'il peut suggérer une histoire quasi à l'opposé de ce qu'elle est vraiment.
La frayeur est ici contagieuse, non seulement du côté des marins, mais le lectorat lui-même cherche à garder le cap dans un texte qu'il sait pourtant cartésien, alors que son imagination s'en va irrémédiablement chercher des réponses dans un monde parallèle, comme pour l'expérience de «
le compagnon secret ». CONRAD réussit à nous faire douter, sans rien nous montrer, rien qu'en suggérant qu'une autre lecture de son texte est possible, qu'elle ne peut se terminer au premier degré, qu'il y a une face cachée et que c'est à nous de la débusquer. le récit semble soudain passer sous notre responsabilité. Pour tout ceci, « La ligne d'ombre » est une vraie réussite, car la perte de la
jeunesse vue par CONRAD ne peut laisser indemne, les séquelles vont être douloureuses, dans une perte de lucidité, d'action raisonnée.
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