En dehors de l'épopée de
Gilgamesh en sa version akkadienne, le public français ne sait pas grand chose des grands modèles littéraires sumériens qui ont précédé et inspiré cette fameuse épopée. "La malédiction sur Akkad", ou Agadé, est un poème dont les premiers manuscrits remontent au début du II° millénaire, et le nombre de tablettes retrouvées indique assez sa place éminente dans la culture littéraire mésopotamienne. A quelques siècles de distance, le poème transforme un personnage historique en anti-héros de conte épique : le roi Naram-Sin est entré presque immédiatement dans la mémoire littéraire du pays pour y faire figure d'orgueilleux, de rebelle aux dieux, de fou. Dans ce poème, ce roi veut à toute force, malgré l'opposition des dieux, construire un temple à Inanna, la déesse de l'amour et de la guerre. La réponse d'En-Haut est un non catégorique, il s'obstine, finit par se mettre en colère contre les dieux et par attaquer la ville sainte de Nippur et le plus grand d'entre eux, Enlil. A la dévastation de sa ville et de son temple, le dieu répond en lâchant des barbares sur Akkad, la cité du roi, et cause sa destruction. Pour faire bonne mesure, le Conseil des Dieux fulmine une malédiction finale sur Akkad, dont on ignore encore aujourd'hui l'emplacement. Naram-Sin a disparu de la scène, son peuple est massacré à cause de sa démesure et le poème se termine ainsi.
Un tel résumé pourrait faire croire que le poème ne méritait pas une telle célébrité. Pourtant, il fut écrit, copié, récité et dicté sans cesse dans des cités où les traces historiques de Naram-Sin étaient partout, et où lecteurs et auditeurs avaient la preuve matérielle de la contradiction entre la littérature et l'histoire vraie, l'histoire épigraphique. Une des grandes beautés du poème tient à son côté tragique : tout commence bien, puis la folie saisit les hommes et la catastrophe s'abat, d'abord au plan terrestre, puis depuis le ciel, hostile et vengeur. On trouve réaffirmé l'idéal mésopotamien de la "bonne vie", de la vie humaine : en accord avec les dieux, vivre raisonnablement dans une cité, sous la direction d'un roi. L'inverse conduit à l'arrivée des barbares, "à face humaine et à l'âme de chiens, gens sans frein", à la régression à l'état agricole de la subsistance, à la faim et à la mort solitaire.
Une autre beauté de ce poème réside dans son verbe poétique. Nous avons bien du mal à mesurer les effets de la poésie sumérienne, puisque nous n'avons qu'une idée imprécise de la phonétique et de la rythmique de la langue. Pourtant, on sent la présence d'une scansion du vers et de la phrase, reposant sur des procédés grammaticaux, des répétitions de mots, de sons et de constructions, et même des recherches poétiques graphiques, des jeux sur le cunéiforme et sur les possibilités expressives des caractères. Et les paysages de désolation urbaine sont faits pour nous parler, à nous modernes.
Le poème est accessible en français sur internet, depuis 2014, dans une traduction du sumérologue Pascal Attinger. D'autres versions anglaises et une en allemand sont disponibles aussi.