Ma huitième lecture pour la session Rentrée littéraire 2018 des 68 premières Fois :
Trancher d'
Amélie Cordonnier… Un premier roman axé sur la problématique de la violence verbale au sein du couple.
D'abord c'est le titre qui frappe l'esprit :
trancher, c'est diviser, séparer, interrompre… parfois aussi,
trancher, c'est résoudre... Mais que l'on privilégie le sens propre ou le sens figuré, quand on tranche, c'est toujours assez brutal ; pour
trancher la viande, on utilise un instrument dur et fin, bien aiguisé…, pour
trancher un différend, il faut souvent employer les grands moyens, agir avec autorité. Celui ou celle qui tranche doit être énergique, ne pas trembler dans son geste, ne pas vaciller dans ses résolutions. Et puis, il y a l'expression «
trancher dans le vif » pour dire que l'on est prêt à couper dans la chair encore saine pour éviter que la gangrène ne s'y étende…
Quand un titre m'intrigue à ce point, j'ai besoin d'avoir recours au dictionnaire pour peser le mot. de plus, j'ai découvert au fil de ma lecture que l'héroïne s'y plonge aussi assez souvent pour mesurer le sens des mots qui lui sont adressés par son mari.
Ensuite, il y a cette forme nominale du verbe à l'infinitif présent, qui exprime l'action de
trancher mais sans indication de personne ou de temps et surtout sans complément. C'est neutre, pas très explicite, inaccompli… Il nous manque un contexte ou une ponctuation pour bien comprendre l'action en cours de réalisation : qui tranche ? Qu'est-ce qui est tranché ? Ce verbe a-t-il ici une valeur impérative ?
Au fur et à mesure que l'on va avancer dans la lecture, ce verbe va prendre sens, trouver sa place entre un passé, un présent et un possible futur, s'intercaler dans la chronologie : l'héroïne a décidé de
trancher, dans tous les sens que j'ai évoqués, le jour de ses quarante ans. Ce roman est le récit de sa prise de conscience.
Le récit est à la deuxième personne : le narrateur ou la narratrice semble s'adresser à celle dont il (elle) nous raconte les déboires… Ce n'est que bien avancée dans ma lecture que je comprends que ce TU est en fait un JE qui se parle à elle-même, qui se regarde vivre et souffrir, qui commente le récit de sa propre histoire : « tu as failli écrire… »
Il y a un profond pessimisme dans ce roman : la tranquillité est devenue une utopie car le répit n'est qu'un sursis, un genre de trêve ; le bonheur apparaît comme inaccessible ou alors sous la forme de « chagrin qui se repose » ; la violence verbale peut être mise en sourdine ou en veilleuse mais jamais disparaître pour de bon. L'insulte est un acte qui offense profondément, qui atteint gravement à la dignité humaine, c'est cet outrage que ce livre met en lumière, sur un ton factuel, dynamique dans un chapitrage court, sans temps mort, dans une langue où chaque mot est pesé, listé, où chaque parole insultante se fait claque, « torgnole » et fait aussi mal qu'un coup porté mais sans trace visible.
Sans pathos excessif,
Amélie Cordonnier observe, constate, relate, décode, en immersion totale dans le quotidien de son personnage, détruite de manière invisible, improuvable. Dans cette sorte de huis-clos familial où seuls les enfants assistent au calvaire de leur mère se pose aussi la question de la transmission, de l'hérédité. L'auteure ne porte aucun jugement de valeur sur l'attitude du mari ou sur l'image qu'il montre à ses enfants, mais elle donne à voir et surtout à entendre une question terrible : pourquoi cette femme reste-t-elle ?
Enfin, je dois avouer que j'ai été sensible à l'intertextualité musicale et télévisuelle de ce livre qui convoque Barbara ou
Léo Ferré ; enfant, je croyais moi aussi que Zorro pouvait résoudre toutes les injustices et vaincre à chaque fois…
Trancher est un premier roman fort, original dans sa forme, moins sur le fond mais il est publié très à propos pour donner à réfléchir sur les violences invisibles. Ce n'est pas un livre qui plait, mais plutôt qui interroge.
Il va figurer parmi mes lectures « très intéressantes » de cette rentrée.