Au bon roman

... on a beau ne rien attendre, ne rien vouloir, il n'est pas facile de voir une jeune femme tenir le rôle qu'on aurait voulu avoir dans une autre vie, de la voir heureuse et, plus dur, rendre heureux.

J'ai tout mon temps, lui dit-il, notant à part lui que la phrase est une des plus tristes qui soient.

- Comme c'es simple, au fond, dit Francesca.
Une centaine de personnes résolues peuvent agiter l'opinion, influencer la presse, accréditer des contre-vérités, désigner des boucs émissaires...

- C'est vieux comme le monde, dit Heffner.
- ... lever des fonds, puirsuivait Van, exciter des frustrés, passer à l'acte...
- ... récompenser, enchaîna Heffner. Rémunérer. Rétribuer. Rien de nouveau, vous savez. Les mécanismes de l'action violente sont toujours les mêmes. On les dénonce quand ils sortent de la légalité - à condition qu'on les repère. Mais aussi longtemps qu'ils n'en sortent pas, on les tolère, par définition.

L'idée était qu'on ne peut pas opposer littérature populaire et littérature élitiste, qu'il est même sans intérêt de vouloir les distinguer, outre que c'est bien difficile. L'une et l'autre comptant quantité de livres anodins et quelques chefs-d'oeuvre, la seule distinction qui vaille consiste à promouvoir les grands livres, dont certains sont très simples et d'autres difficiles.

Je ne crois pas que les plus remontés soient les Jean-Christophe Grangé ou les Marc Lévy, je veux dire les quelques-uns dont les livres se vendent par millions. Ceux-là ne doivent pas être affectés qu’une librairie les ignore. Encore que je ne connaisse pas un auteur à succès qui ne soit pas certain de son talent. Mais parmi tous les autres, nous avons dû nous faire des ennemis. Car les romanciers riches et célèbres ne sont pas les seuls à se considérer comme excellents. Les auteurs inconnus le pensent tout autant. Ceux que le succès boude ont un génie, du moins, celui de trouver de bonnes raisons à leur infortune : ils sont trop fins pour le vulgum, en avance sur leur temps, à contre-courant de la mode, leurs livres n’ont pas le genre qui plaît aux critiques, pas le format qu’il faut pour les prix… Le pire, c’est que dans le lot, certains en effet devraient être fêtés et sont injustement négligés. Ils ne sont pas nombreux, ceux-là, et je suis certain qu’ils ont vu s’ouvrir le Bon Roman avec joie. Les autres, non. Tous ces auteurs de « livres que c’est pas la peine » ne doivent pas nous porter dans leur cœur.

« Nous voulons des livres nécessaires, des livres qu’on puisse lire le lendemain d’un enterrement, quand on n’a plus de larmes tant on a pleuré, qu’on ne tient plus debout, calciné que l’on est par la souffrance ; des livres qui soient là comme des proches quand on a rangé la chambre de l’enfant mort, recopié ses notes intimes pour les avoir toujours sur soi, respiré mille fois ses habits dans la penderie, et que l’on n’a plus rien à faire ; des livres pour les nuits où, malgré l’épuisement, on ne peut pas dormir, et où l’on voudrait simplement s’arracher à des visions obsessionnelles ; des livres qui fassent le poids et qu’on ne lâche pas quand on n’en finit pas d’entendre le policier dire doucement : Vous ne verrez pas votre fille vivante ; quand on n’en peut plus de se voir chercher le petit Jean follement dans toute la maison, puis follement dans le jardin, quand quinze fois par nuit on le découvre dans le petit bassin, à plat ventre dans trente centimètres d’eau ; des livres qu’on peut apporter à cette amie dont le fils s’est pendu, dans sa chambre, il y a deux mois qui semblent une heure ; à ce frère que la maladie rend méconnaissable.

Mais on ne sait pas assez, et pour des raisons vaguement idéalistes, on soupçonne trop peu que la création artistique, et toutes les structures où elle est produite et vendue, sont eux aussi un champ de force haineuse, dont le ressort le plus commun est l'envie et l'arme habituelle, en France du moins, le discrédit idéologique.

- Je conçois qu'on ne croie pas en Dieu, dit Oscar, encore que personnellement, cela me soit difficile. Mais qu'on ne croie pas au Diable, j'ai du mal à le comprendre. Il faut vraiment être distrait, et ne rien voir autour de soi.
- Ce qui m'angoisse, c'est le combat terrible entre les Puissances, je veux dire que ce combat soit incessant, n'ait pas de vainqueur, pas de fin, et que en soyons les jouets, terrifiés.
- Je vois différemment les choses. Je ne crois pas que nous soyons sur la touche. Je ne pense même pas que ce soit possible. Nous sommes dans un camp ou dans l'autre, parfois successivement dans l'un puis dans l'autre, et le plus souvent, j'ai peur, dans l'un et dans l'autre en même temps, parce que nous sommes ambigus par nature. Mais nous ne sommes pas voués à l'ambiguïté, nous pouvons nous en dégager : c'est ce qu'on appelle avancer, il me semble. Et bien sûr le combat finira. Un camp l'emportera.

- Francesca, côté librairie, les choses se présentent bien. Le magasin est magnifique, les livres irrésistibles. Notre vrai problème va être de fermer le soir, vous savez. Les clients ne bougeront pas, ils crieront : Encore une heure ! Certains seront de marbre : Allez-y, fermez.

p.372 : [...] puisque l'éternité n'est pas le temps à perpétuité mais l'inverse, la suspension du temps, le non-temps [...]