La vendeuse, elle aussi très sûre d’elle, et noire, rigole : « En effet. L'illettré est français de souche et l'analphabète immigré ».
Edith doit mal s’y prendre. Elle ne trouve pas comment faire jouer la clé. Une vieille scie de pédagogues lui revient à l’esprit : «pour apprendre à lire à Jules il faut commencer par connaître Jules ».
Elle a bien une carte de crédit mais elle n’arrive pas à se souvenir de son code secret.
Son fils, lui, connaît ce code par cœur. Alors, chaque fois qu’elle lui rend visite, à Pantin, elle va retirer de l’argent avec lui au guichet le plus proche.
« Il faudrait vraiment que vous sachiez lire, laisse échapper Édith. Vous ne voulez pas que je vous apprenne ?
— D’accord », dit Fadila en la regardant dans les yeux.
Elle a des regards qui font peur. On voit apparaître en surface une violence intérieure prête à faire éruption, une amertume de chaque instant, bridée tant bien que mal en présence de personnes qui ne sont pas des proches.
Elle est si dure, si souvent, qu’on est sur le qui-vive avec elle, toujours prêt au recul.
[Edith] elle aussi a besoin d'un minimum de confiance dans le succès. Car elle va continuer. Quoi qu'elle en ait, elle ne peut pas interrompre ce qui est commencé. Elle ne se voit pas dire à Fadila : ça ne va pas marcher, arrêtons les frais.
Une demi-heure serait le minimum, une demi-heure tous les jours. Comment demander cela à une femme lasse et révoltée qui se voit comme une vieille femme ?
Une femme déracinée, seule le soir dans une chambre minuscule, qui ne peut pas éteindre la télévision sous peine d'être happée par l'angoisse.
Une fois de plus elle souffre de ne pas avoir la place qui devrait être la sienne, à son âge — qui aurait été la sienne si elle avait vécu normalement au Maroc. Elle sort de son mutisme pour dire, lapidaire : « Après on a les enfants la vie l’ foutue. » Amère. Stoïque. Déchirée. Brutale. Pas à une contradiction près.
Pour elle, l'emploi crée des liens réciproques de personne à personne qui vont très au-delà du contrat de travail. On ne défait pas ces liens froidement, unilatéralement. Au contraire, on fait tout pour ne jamais les rompre.
Pour apprendre à lire à Jules, il faut commencer par connaître Jules.
J'suis très contente, dit Fadila, Toute le monde autour d'moi il est très content. C'ceux ils font l'trafic ils sont pas contents. Sarkozy il a dit il va nettoyer, il a raison. C'c'qu'ilfaut.