Georges Courteline (1858-1929) s'est fait une spécialité de dénoncer les petits travers de la vie qu'elle soit privée ou professionnelle : dans le premier cas de figure, on citera
Boubouroche (1893) ou
Les Femmes d'amis (1888), dans le second, on rappellera qu'il s'en pris avec une véhémente causticité à l'armée, cible des « Gaietés de l'escadron » (1886) et du « Train de 8 heures 47 » (1888), et avec une verve aussi joyeusement satirique à l'Administration dans «
Messieurs les ronds-de-cuir » (1893).
L'adjectif « courtelinesque » prend toute sa signification dans ce roman de 1893, qui est en fait un véritable jeu de massacre : les fonctionnaires y sont dépeints de façon caricaturale, ceux qui ne profitent pas honteusement du système en sont les victimes. Mais il ne faut pas s'arrêter au premier degré. Ce n'est pas la bureaucratie elle-même que dénonce
Courteline, mais toutes les déviations tristement humaines qu'elle entraîne : rancoeur et jalousie entre collègues, arrivisme, obséquiosité envers les mieux placés, qui elles-mêmes en entraînent d'autres, plus psychologiques que morales, comme la paranoïa, la sénilité ou la folie furieuse…
Le lieu de l'action est la Direction des Dons et Legs, une administration comme tant d'autres (à l'époque bien sûr, loin de moi l'idée de faire ne serait-ce que l'ombre d'une comparaison). le roman propose une série de tableaux donnant à l'auteur l'occasion de peindre une collection de portraits pas piqués des hannetons : Lahrier, jeune homme sympathique et passablement malin, qui accumule les retards et les absences sous les motifs les plus invraisemblables ; Soupe, vieille baderne atteinte de gâtisme ; Chavarax et Sainthomme, obsédés par « la promotion » ou « les Palmes académiques » ; van der Hogen, roi de l'excès de zèle, spécialiste du dossier inutile, et enfin Letondu, véritable fou qui glisse du culturisme en salle (en bureau, devrais-je dire) à l'assassinat du chef de bureau. Un pauvre conservateur d'un musée de province venu chercher un dossier (perdu, du reste, dans les oubliettes de l'Administration) va connaître une odyssée peu banale dans les couloirs de cette direction pour le moins déroutante.
Alternant petites doses et charges massive,
Courteline dresse un tableau impitoyable d'une certaine bureaucratie, qui ne survit que par sa propre incompétence : on passe ainsi du comique bon enfant à la loufoquerie la plus déjantée, et de la loufoquerie à un absurde qui ne dit pas son nom, mais qui est bien présent : Kafka n'est pas bien loin, et Camus non plus. Mais
Courteline est plus drôle !
C'est toujours une jouissance de lire
Courteline. C'est un auteur drôle, indéniablement, mais derrière la charge humoristique, se cache un écrivain réaliste (et même naturaliste, par certains côtés) et un moraliste (deux caractéristiques qu'il partage avec
Jules Renard).