Le livre en cours attendra. Je me dis que ça y est, c’est fini, ça m’a quitté. Je vais retrouver une vie normale. Et puis non, ça revient toujours, un appétit terrible, l’enthousiasme intact, pire que l’amour, tout en pulsions, une véritable hantise.
Avec l'explosion des statuts de travailleurs indépendants, on se dirige moins vers une société idéale d'ouvriers libres et indépendants que vers une société de serviteurs précarisés. Personne n'est plus à l'abri d'un revers de fortune, d'un licenciement, d'un burn-out, d'un échec.
Je suis sans doute une partie insignifiante de cette misère artistique, de cette galère remplie à ras bord de femmes et d'hommes ambitieux, empêchés par le sort, mais je tiens à ma singularité, aussi misérable soit elle, à l'instar de ces filles qui se trouvent laides, mais à qui la disgrâce d'une bouche trop grande donne pourtant l'attrait de l'originalité.
Te redouble de zèle dans mes recherches de petits bou-lots. Les petits boulots, aussi pénibles et ingrats soient-ils, auréolent la séance d'écriture qui suit d'une vertu apai-sante, consolatrice. L'urgence et le plaisir s'en voient aug-mentés. La souffrance du manœuvre accroît la jouissance de l'écrivain.
M'habiller correctement est de ma part moins une coquetterie que la volonté, par l'illusion vestimentaire, de tenir à distance le plus longtemps possible l'image de la pauvreté. C'est une armure. Rien ne me déplairait davantage que s'ajoute à ma frustration de lécher les vitrines celle d'y voir mon reflet en guenilles.
Pour autant, je ne me sens pas encore entièrement pauvre. J'ai plutôt de moi l'image d'un riche sans argent.
Je ne suis pas victime d'une injustice non plus. J'espère m'habituer à ma nouvelle pauvreté comme on s'habitue au froid ou à la perte d'un proche et qu'un jour prochain, plus endurci, le désespoir ne m'atteindra plus vraiment.
....Ces miettes de travail
Ces jeunes Noirs dociles vont jusqu'à effectuer des courses à trois euros.Ils sillonnent Paris et sa banlieue en tous sens, par tous les temps, sur des vélos mal entretenus ou des vélib' trafiqués. Leurs genoux ne tiennent pas deux ans le rythme.Qu'importe, le flux migratoire fournit de frais mollets.On aura à n'importe quelle heure son plateau de sushis ou sa pizza, quoi qu'il en coûte en ménisques africains.
S'ils livrent ces repas dans tout Paris, ils prennent les leurs aux Restos du Coeur.Restos du Coeur qu'un Africain appelait " Restes du Coeur", croyant qu'on y mangeait les restes des riches.
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