La paix revenue, les femmes qui avaient vaillamment remplacé les hommes à tous les niveaux de la société et dans tous les métiers étaient priées de rentrer chez elles. Sans aucune reconnaissance ni contrepartie pour les efforts consentis pendant quatre ans.
- On doit trouver les moyens d'agir ! décrète l'ancienne receveuse d'un ton chargé de révolte. Ces quatre dernières années, nous avons démontré que nous valions autant que les hommes et on ne nous a accordé aucune reconnaissance, d'aucune sorte ! On ne peut pas se soumettre à une telle injustice ! Tu acceptes de vivre comme avant, toi ?
- Non, concède Agnès. Mais que pouvons-nous faire ?
- Il paraît que les députés débattent d'une proposition de loi pour nous accorder le droit de vote, chuchote Renée. Ils essaieront sûrement d'enterrer le projet en prétendant que les femmes, par nature, n'aspirent à rien d'autre que de s'occuper de leur famille et de leur maison. Le club organise une réunion la semaine prochaine pour discuter de la manière de les pousser à prendre la bonne décision. Il paraît que Madeleine Pelletier viendra tout exprès de Paris pour y assister, tu te rends compte ?
- Cette guerre a tout foutu en l'air, assène Célestin. A cause d'elle, je me retrouve estropié et toi tu passes tes journées aux manettes d'un tramway. Tu parles d'une chance !
Agnès est ébranlée. Voilà longtemps qu'il avait cessé d'évoquer son travail. Elle pensait qu'il avait accepté son choix de ne plus travailler à l'usine. Comment peut-il comparer le métier de wattwoman à une infirmité ?
- Vous n'êtes qu'une poignée à vous agiter, comment peux-tu parler au nom de toutes les femmes ? soupire Célestin. Pourquoi tu ne peux pas te comporter comme les autres ? Comme une femme normale !
- C'est quoi, au juste, une femme normale ? Une boniche sans cervelle, une esclave que tu sonnes quand tu as besoin d'elle ?
- Ces saletés de gouines t'ont tourné la tête, ma parole !
Ce sont les hommes qui ont défini les règles que nous suivons aveuglément.
« Voter c’est commencer à exister ! » page 90
Sébastien DB
— Ma réussite ? souligne Agnès avec amertume. J'aurais réussi si la compagnie de tramway m'avait gardée dans son personnel !
— Tu as réussi à te faire embaucher à un poste important, insiste Félicie. Wattwoman, ce n'est pas rien... Si tu avais entendu ces commères avant ton arrivée ! Ça fait une semaine qu'elles parlent de ton retour. Elles sont toutes jalouses de toi, mais aucune d'elles n'a eu le courage de te suivre, en 1916 ! Si j'avais été plus âgée, je me serais présentée à la compagnie des tramways, moi aussi !
Des larmes de rage et d'envie perlent au coin des yeux de la jeune fille. Agnès lui presse mollement la main. Elle ne peut lui apporter aucun réconfort. Elle-même se sent tellement impuissante. Ses rêves d'une vie nouvelle sont définitivement enterrés. Rien n'a changé dans son existence. Au contraire, à vouloir défier l'ordre établi, elle s'est aliéné une bonne partie de son entourage. À quoi peut-elle se raccrocher désormais ?
"Monsieur Martin a été démobilisé et il reprend son poste demain, avait-il annoncé sans même la regarder. Il est donc inutile de vous présenter au dépôt à six heures.
Voter, c'est exister ! scande-t-elle, aussitôt imitée par Renée. Voter, c'est exister !
Je travaille depuis l'âge de quatorze ans, monsieur, cela fait donc neuf ans que je me penche tous les jours sur un métier à tisser, dix heures par jour. Si ce n'est pas preuve de résistance, je ne sais pas ce que c'est ! (p.24)