Ce remarquable documentaire graphique défend la thèse que, à l'inverse de l'allégation des différents présidents de la République française, depuis Pompidou jusqu'à Macron, qui ont affirmé vouloir oeuvrer pour atteindre l'objectif du plein emploi, ils ont tous effectué
le choix du chômage chaque fois qu'ils ont mis en place des réformes néolibérales. Il semble que certains politiques aient été conscients que le libéralisme justifie et exige le chômage dans le but de l'allocation des ressources au profit du capital et au détriment du travail, et que d'autres aient simplement embrassé les diktats néolibéraux – en matière monétaire et financière, de rigueur budgétaire, de dérégulation de l'économie – persuadés que la compétition internationale et le libre-échange seraient bénéfiques, que l'air du temps les imposait comme unique solution réaliste, ou que des intérêts politiques supérieurs imposaient des arbitrages pénalisant la gestion macroéconomique du marché du travail. Les principaux artisans des réformes néolibérales qui ont provoqué l'explosion du chômage et du précariat en quelques décennies ont été les socialistes (notamment français et les sociaux-démocrates allemands), mais l'échelle à laquelle elles ont été conduites a été autant nationale qu'européenne – sachant que le projet de la construction communautaire était fondamentalement libéral dès le début. Quelles qu'aient été les modalités des réformes, il est très surprenant, rétrospectivement, que les théories d'un certain
Friedrich Hayek, si confidentielles et minoritaires au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au point que les auteurs les représentent comme une bouteille jetée dans une mer orageuse (p. 41), deviennent en quelques décennies des dogmes absolument incontestables, adoptés avec une égale ferveur et mis en oeuvre de manière identique par des hommes de pouvoir de droite comme de gauche. Certains personnages néanmoins, tels Jean Monnet,
Jacques Delors,
François Hollande et naturellement
François Mitterrand voient ici leur aura fortement ébranlée, voire ils en prennent carrément pour leur grade ; en revanche à Pierre Bérégovoy, « l'homme brisé » suicidé le 1er mai 1993, sont prêtés les traits d'une victime flouée, aussi lucide que désespérée.
Cet ouvrage, qui affronte des sujets assez techniques, est construit comme s'il s'agissait d'un documentaire audiovisuel : l'enquête, richement documentée, a été effectuée grâce à des entretiens avec un nombre important d'anciens responsables politiques et issus du monde de la finance et des organisations internationales, ainsi que de leurs collaborateurs de l'époque où les décisions ont été prises, mais aussi de spécialistes, chercheurs dans les différentes disciplines concernées : sociologues, économistes, juristes, philosophes, journalistes... Bien que les chapitres suivent un plan plutôt chronologique et thématique, l'ouvrage met en scène le processus de sa réalisation, c'est-à-dire la succession des entretiens dans lesquels les interviewés, également représentés ainsi que les auteurs eux-mêmes, de la même manière que les personnages dont ils parlent, exposent leurs sujets. du point de vue graphique, il est donc assez déroutant de suivre, sur les mêmes planches, des plans temporels différents, ainsi que des documents divers et des dessins destinés à expliquer les contenus. La complexité s'accroît proportionnellement au grand nombre d'intervenants – spécialistes et personnages historiques et à la technicité des sujets (la « désinflation compétitive » de Jean-Baptiste de Foucauld ne sera plus mystérieuse, ni même le programme de rachat des titres de dette sur le marché secondaire par la BCE (dit « programme Outright Monetary Trasactions ») imaginé par le génial Mario Draghi...). Autant dire que cette lecture est exigeante et avouer que ma prise de notes en a exigé une seconde, en diagonale.
Plan de l'ouvrage :
Chap. Ier : « On a tout essayé » [De la genèse de l'ouvrage]
Chap. 2 : « Des protections inadmissibles » [Depuis la création de l'Organisation Internationale du Travail en 1919, jusqu'au tournant libéral des années 1980 : histoire d'un changement de paradigme économique.]
Chap. 3 : « Vive la crise ! » [L'élection de
François Mitterrand en 1981 et la mise en place du néolibéralisme en France]
Chap. 4 : « Les vents dominants » [Le libéralisme comme fondement de la construction européenne, de Jean Monnet contre
De Gaulle en 1940 jusqu'à la crise de la dette grecque en 2015, en passant par l'euro...]
Chap. 5 : « Y a pas d'argent magique ! » [De la financiarisation de l'économie et en particulier de la privatisation de la dette publique.]
Épilogue : [Entre la réforme des retraites et la dette du Coronavirus]
Post-scriptum : [Perspectives...]