L'Enfant brûlé

Puis peu à peu il remplit le verre. Avant qu'il soit plein le père crie dans la direction de la cuisine :
" Bérit, chante !"
Et elle se met à chanter, parce qu'il lui a crié de le faire. Tout ce qu'on lui crie de faire, elle le fait. Et aussi ce qu'on lui demande de faire. Aussi a-t-on envie de lui demander l'impossible. Attrape la lune, Bérit, a-t-on envie de lui crier, ou bien, éteins le soleil ! Si on lui crie des choses comme celles-là, Bérit pleure. Non pas parce qu'on est méchant avec elle, mais parce qu'elle ne peut pas les faire.

Qu'avez-vous à me regarder, a-t-il envie de crier. Mais il ne le crie qu'avec les yeux. C'est le seul cri qu'il peut lancer. L'autre cri, le vrai cri, est enseveli très loin au fond de lui-même. C'est un œuf gisant sous du sable chaud et il faut beaucoup de chaleur pour le faire éclore. Il éclora, mais tant que la coquille n'est pas brisée, personne ne sait comment il sera. Pas même lui.

C'est à ce moment que Gun remarque soudain Bérit. C'est souvent ainsi avec Bérit. On sait qu'elle doit être là, mais pourtant on ne la voit pas. Elle est pourtant bien quelque part, pense-t-on. Plus tard en effet on entend qu'elle est dans la pièce. Les meubles aussi peuvent dire qu'ils existent. Ils craquent à l'intérieur. Et lorsqu'on découvre Bérit, on est persuadé qu'elle tourne le dos. Puis on constate que l'on s'est trompé. C'est que son visage et tout le devant de son corps peuvent exprimer une solitude et un silence que d'habitude seul un dos exprime.

Je crois avoir compris maintenant qu'avant de tout sacrifier pour une bonne cause, nous devons tenir compte du fait que les autres ne sont pas disposés à lui sacrifier autant que nous-mêmes. Par là elle ne demeure plus aussi bonne et bien souvent elle devient tout à fait mauvaise. Il s'agit donc de trouver une bonne cause pour laquelle très peu de gens sont prêts à vouloir tout sacrifier. Moins on est nombreux, plus on est sûr que le sacrifice ne sera pas vain. Le mieux est de n'être que deux. L'amour, vois-tu, c'est justement être deux et sacrifier tout pour rester deux.

Mais c’est aussi une mère que l’on enterre et son fils a vingt ans, et c’est tout ce qu’il a.

Les parents vivent toujours une vie plus impure que celle de leurs enfants parce qu’ils se pardonnent tout ce qu’ils font. Ceci : pouvoir tout pardonner à soi-même, et pratiquement rien à ses enfants, c’est le bénéfice que “l’expérience” confère aux hommes. Ce que les parents appellent expérience n’est rien d’autre qu’une tentative couronnée de succès et conduisant souvent au cynisme, de renier tout ce qu’ils avaient éprouvé de pur, de vrai, de juste dans leur jeunesse. Eux-mêmes ne remarquent pas l’épouvantable cynisme qui réside dans ces propos constants sur “l’expérience”, présentée comme le but le plus élevé de la vie. Ils remarquent “le manque d’expérience” chez leurs enfants, c’est-à-dire une forme d’inexpérience qui s’appelle pureté et loyauté. Cela les irrite. Lorsqu’ils sont irrités, ils passent leur irritation sur les enfants. Cela s’appelle élever les enfants ; car, qu’est-ce que l’éducation sinon un effort de parents irrités pour étouffer ce qu’ils reconnaissent chez leurs enfants comme étant ce qu’ils ont étouffé de meilleur en eux-mêmes ? S’ils ne sont pas irrités, ils prennent alors des airs supérieurs, supérieurs parce qu’avec leur fierté hypocrite, ils tirent vanité de leur grande expérience de la vie, exactement comme si c’était particulièrement honorable et extraordinaire de détruire le meilleur de soi-même. (L’Imaginaire / Gallimard, p. 169-170)

Il marche à reculons, pas à pas, vers la porte, et cale son dos dans l'angle qu'elle forme avec le mur. Il ne cesse de regarder sa main; son dos est blanc et beau. Il n'a pas peur. C'est avant, que l'on a peur, une fois que c'est arrivé on est plein d'espoir.

… en fin de compte, ce que nous faisons « réellement » est bien peu de chose. Si on cherche à savoir la vérité, on s’aperçoit que la sonde n’atteint jamais le fond, et notre profondeur nous épouvante. Mais on n’est vraiment épouvanté que lorsqu’on a compris qu’il est un autre nom trop profond : le vide.

Horrible est l'oeil qui l'observe à travers le trou nu de la serrure. C'est un oeil laid parce qu'il est nu, parce qu'il est impitoyable, parce qu'il est terriblement jeune. Rien n'est plus terrible pour une conscience endurcie qu'un œil jeune et nu. Il ne sait rien. Aussi comprend-il tout.

Il pleure, appuyant son mouchoir sur un ail, puis sur l'autre; il pleure le vide, il pleure, il pleure car le vide appelle avant tout les larmes.