J'ai toujours eu une préférence pour le chiffre six. À l'école, c'était à peine la moyenne, pour moi, c'était le comble. La moyenne, c'était le cinq, la moitié de l'enjeu.
Le sept était le zèle, le huit était l'engrais, le neuf l'exagération et le dix jamais donné.
J'ai appris ensuite que le six est le préféré de la nature : l'hexagone parfait exécuté par les abeilles, les flocons de neige, la glace, par les cristaux.
Je suis à l'intérieur de l'hexagone bancal de mes années. Je suis entouré de ses six angles et je pourrais leur donner un nom à chacun.
Les pêcheurs demandent plus et maintenant la pêche est maigre. Certains sont allés avec la traîne sur le fond. Ils ont laissé un désert après leur passage. La mer ne peut être labourée.
Irène a les mouvements d'un dauphin, même sur la terre ferme. Elle fait des petits pas courts, habituée à nager les jambes soudées qui doivent produire la poussée de la queue des dauphins.
Elle fait comme si : sa volonté d'imitation la transforme en ce qu'elle désire être.
Suffit-il de faire comme si, pour devenir?
Pour ceux qui l'ont traversée, entassés et debout sur des embarcations hasardeuses, la Méditerranée est une mer qui jette dedans.
Au large, l'été, se croisent des radeaux et des voiliers, les destins les plus opposés.
La grâce élégante, indifférente d'une voile déployée, et quelques passagers à bord, frôle la barque des empilés.
Elle ne répond ni au salut ni à l'aide. La proue effilée ouvre les vagues en noisettes de beurre.
De leur bateau, ils regardent défiler sans parvenir à s'expliquer pourquoi, penchée sur un côté, elle ne verse pas, ne coule pas, comme ça leur arrive à eux.
Notre espèce a besoin d'histoires pour accompagner le temps et en garder un peu.
Je vois la beauté d'Irène et je ne remonte pas à l'origine de l'univers pour justifier son existence.
Elle existe parce que oui, parce que dans la nature il existe le oui et le non. Ils se produisent, ils se chassent, ils se repoussent, ils coïncident, ils se disputent le monde.
Les royaumes, les gouvernements ont planté des prisons sur les îles de la Méditerranée. Pour eux, la mer est une gardienne ajoutée aux barreaux.
Je me tourne vers elle et je vois pour la première fois une petite orpheline sur terre, qui a dû chercher affection et famille au large, dans la mer.
Sur l'île, il lui a manqué le creux d'une main comme coussin pour la sienne.
Les dauphins ont pensé à lui offrir le soutien d'une nageoire pour la faire glisser avec eux sans poids.
Irène qui m'intimide quand elle me regarde en face me fait monter les larmes aux yeux.
Et je reste sans bouger, sans ouvrir mes bras bien maigres pour un accueil.
Ainsi, deux gouttes tombent de mes yeux.
Elle les prend au vol et les met dans sa bouche. Elles sont bonnes, dit-elle.
Ils ont été traqués, ils ont épuisé toutes leurs ressources, de l'humilité au couteau.
Je me souviens des vers de quelqu'un * qui
n'aimait pas les miroirs et qui écrivit un poème
contre eux :
" Aujourd'hui, au terme de tant et tant d'années
Perplexes où j'errais sous la changeante lune,
Je me demande quel hasard de la fortune
A été cause de ma crainte des miroirs."
p.37-38
* Jorge Luis Borges, " les miroirs ", traduction
Bibliothèque la Pléiade.