C'est toujours un plaisir infini de revenir vers un récit d'Erri de Luca, un de mes auteurs préférés et c'est sans doute le même plaisir qui me donne envie de vous en parler.
C'est un recueil de trois textes qui célèbrent la beauté du monde et s'articulent harmonieusement entre eux, dont le premier donne le titre au recueil.
Voici donc une très belle histoire, Histoire d'Irène, sorte de conte qui invite le merveilleux et l'imaginaire, et comme tous les contes, on peut lire celui-ci de mille façons.
On peut tout d'abord se laisser seulement toucher par la magie et la grâce des mots qui se ploient et se déploient comme une courbe de déliés sous l'onde marine.
Ou peut-être est-ce un récit mythologique,
là où les dieux de l'Olympe le temps de quelques pages,
descendent sur le bord du rivage,
font une pause sur la plage,
une trêve entre eux, le temps d'un voyage,
pour regarder le monde des humains vaciller encore un peu plus vers le néant
et s'en délecter... ?
La langue d'Erri de Luca est poétique, éprise de la lumière de la Méditerranée.
Chaque île grecque recèle dans sa mémoire une part de légendes et de divinités endormies. Le mot sirène d'ailleurs ne contient-il pas déjà le prénom d'Irène ?
On peut aussi y voir une allégorie sur le monde contemporain, une fable actuelle.
Tout est possible dans l'écriture merveilleuse et puissante d'Erri de Luca.
Qui a-t-il au monde pour séparer la terre de la mer ? Quelle est cette ligne invisible, ce trait d'union ou de désunion, cette frontière impalpable et mystérieuse ?
Ainsi, nous sommes sur le rivage d'une île grecque. D'ailleurs en grec ancien, Irène signifie la paix.
C'est l'histoire d'une jeune fille qui est orpheline depuis l'enfance. Ses parents ont disparu dans le naufrage d'un bateau au large de l'île. Ce sont les habitants du village où elle vit désormais qui l'ont sauvée et recueillie. Irène est, dit-on, sourde et muette. C'est du moins ce que pensent les habitants de ce village et c'est mal connaître le monde dans lequel vit Irène, le monde de l'océan et de la nuit où elle aime à trouver refuge, celui de ses amis aussi, les dauphins avec lesquels elle communique par leur langage.
Plus tard, lorsqu'Irène se retrouve enceinte, forcément les femmes du village se posent des questions, s'en émeuvent, pas forcément pour Irène, la rejettent dès lors...
J'ai aimé cet endroit où Erri de Luca a posé ses bagages de poète infatigable pour nous inviter à l'émerveillement et aussi à la réflexion, pour nous parler de partage et de fraternité, pour nous dire qu'il y a un autre monde à portée de mains, aussi différent que celui que nous connaissons, aussi différent que celui que nous vivons, aussi différent que ce que nous sommes et pourtant à proximité de nos mains et de nos pas, alors que tout semble nous en éloigner.
C'est un livre qui nous porte sur une vague, apportant de la fraîcheur mais aussi surfant sur un thème que je trouve d'actualité.
La mer serait-elle une métaphore, comme une citadelle protégée, loin des égoïsmes, des indifférences et des guerres ?
Un vieil homme se fraie un chemin dans les pages, parvient jusqu'au rivage, recueille les confidences d'Irène, ces deux-là n'ont pas besoin de mots, la mer les aide à se comprendre. Et nous nous mêlons à cette connivence comme si nous y étions invités. Qui est cet homme ? Peut-être Erri de Luca devenu vieux ? Ou bien son père ? Ou peut-être le lecteur ? Je ne sais plus, à force de regarder la mer, ses chimères, écouter les voix qui s'entremêlent. Je ne sais plus, je me perds, peut-être je dis vague...
Lorsque je visite l'univers d'Erri de Luca, c'est toujours un bonheur immense, une vague justement. Qu'importe, puisque le récit nous plonge dans un autre monde.
Et s'il faut y voir une allégorie, la mer n'est-elle pas l'endroit , le coeur des êtres humains ?
L'écriture est belle, mais serait-elle aussi belle si la vague qui emporte les personnages du récit n'était pas aussi belle ?
Ici en effet la vague est sublime, laissons-nous prendre par elle...
Nager avec des tortues,
défaire les filets des pêcheurs où sont emprisonnés des dauphins,
Tandis qu'Irène aide des baleines à naître...
« Naître en mer, c'est passer d'un liquide étroit à un autre illimité. C'est déboucher d'une ruelle dans l'étendue d'une place ».
Puis vient la seconde histoire et on se demande quel lien existe avec la précédente. Il faut attendre la fin pour découvrir le fil qui s'est tricoté entre nos doigts.
Puis c'est enfin la troisième histoire... Et le fil se dénoue... sous nos doigts ébahis...
Cette liberté qui appartient aux dauphins, peut-elle être partagée au bord d'îles qui ne sont pas forcément grecques ? Au bord d'endroits qui ne sont pas forcément des îles, sauf dans l'imaginaire des enfants, des poètes, des sirènes et des personnes âgées...
... Et peut-être dans l'imaginaire des lecteurs que nous sommes...
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L'écriture d'Erri De Luca chatoie. Chaque phrase diffuse un prisme dont il faut saisir toutes les couleurs, pour en goûter le sens profond.
Lire la critique sur le site : LesEchos
Un recueil de trois textes qui célèbrent la beauté du monde.
Lire la critique sur le site : Culturebox
J'ai toujours eu une préférence pour le chiffre six. À l'école, c'était à peine la moyenne, pour moi, c'était le comble. La moyenne, c'était le cinq, la moitié de l'enjeu.
Le sept était le zèle, le huit était l'engrais, le neuf l'exagération et le dix jamais donné.
J'ai appris ensuite que le six est le préféré de la nature : l'hexagone parfait exécuté par les abeilles, les flocons de neige, la glace, par les cristaux.
Je suis à l'intérieur de l'hexagone bancal de mes années. Je suis entouré de ses six angles et je pourrais leur donner un nom à chacun.
Pour ceux qui l'ont traversée, entassés et debout sur des embarcations hasardeuses, la Méditerranée est une mer qui jette dedans.
Au large, l'été, se croisent des radeaux et des voiliers, les destins les plus opposés.
La grâce élégante, indifférente d'une voile déployée, et quelques passagers à bord, frôle la barque des empilés.
Elle ne répond ni au salut ni à l'aide. La proue effilée ouvre les vagues en noisettes de beurre.
De leur bateau, ils regardent défiler sans parvenir à s'expliquer pourquoi, penchée sur un côté, elle ne verse pas, ne coule pas, comme ça leur arrive à eux.
Je me tourne vers elle et je vois pour la première fois une petite orpheline sur terre, qui a dû chercher affection et famille au large, dans la mer.
Sur l'île, il lui a manqué le creux d'une main comme coussin pour la sienne.
Les dauphins ont pensé à lui offrir le soutien d'une nageoire pour la faire glisser avec eux sans poids.
Irène qui m'intimide quand elle me regarde en face me fait monter les larmes aux yeux.
Et je reste sans bouger, sans ouvrir mes bras bien maigres pour un accueil.
Ainsi, deux gouttes tombent de mes yeux.
Elle les prend au vol et les met dans sa bouche. Elles sont bonnes, dit-elle.
Irène a les mouvements d'un dauphin, même sur la terre ferme. Elle fait des petits pas courts, habituée à nager les jambes soudées qui doivent produire la poussée de la queue des dauphins.
Elle fait comme si : sa volonté d'imitation la transforme en ce qu'elle désire être.
Suffit-il de faire comme si, pour devenir?
Je me souviens des vers de quelqu'un * qui
n'aimait pas les miroirs et qui écrivit un poème
contre eux :
" Aujourd'hui, au terme de tant et tant d'années
Perplexes où j'errais sous la changeante lune,
Je me demande quel hasard de la fortune
A été cause de ma crainte des miroirs."
p.37-38
* Jorge Luis Borges, " les miroirs ", traduction
Bibliothèque la Pléiade.
Erri de Luca était présent face à Augustin Trapenard pour La Grande Librairie pour une double actualité. L'écrivain italien vient de dévoiler “Itinéraires”, édité chez Quarto ainsi que des récits “Grandeur nature”, chez Gallimard.
Le premier, publié le 5 janvier 2023, est un recueil de 17 textes, avec cinq inédits qui rassemble toute l'oeuvre protéiforme, à savoir les romans, récits, poésies, pièces de théâtre et essais d'Erri de Luca. Dans ces pages, il aborde de nombreux sujets et propose des axes de réflexions autour de l'appartenance, l'identité, le poids du passé, la transmission et l'héritage familiale ainsi que la place centrale de la ville de Naples.
Dans le deuxième ouvrage, "Grandeur nature", publié le 2 mars 2023 chez Gallimard, Erri de Luca croise à la perfection l'intime à l'universel à travers neuf textes et pose son propre regard, très poétique, sur les rapports entre les parents et les enfants avec des histoires allant de celle de jeunes vagabonds napolitains, de la fille d'un nazi en cavale, de la jeunesse révoltée de Mai 68 mais aussi du directeur d'un orphelinat de Varsovie, mais aussi des personnages bibliques.
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/?gclid=CjwKCAiAr4GgBhBFEiwAgwORrW7peUlzClObF61f0KsQsSd2-c9xlOelCvqND0piaAwn-rNW-Cf27hoCj5cQAvD_BwE#season-france-5-la-grande-librairie-la-grande-librairie-saison-15
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