Borderline Times

Dirk de Wachter, né à Wilrijk près d'Anvers en 1960, est psychiatre, psychothérapeute et professeur à l'université de Louvain (section Kortenberg). Il s'est spécialisé dans la thérapie des familles. Grâce à son érudition, son style et sens de la relativité et d'humour il est devenu un conférencier apprécié qui sait remplir les salles de curieux.

Cet ouvrage de de Wachter est sorti en 2012 et en est maintenant, août 2020, à sa 35ième réimpression ! Ce qui pour ce genre de livres est évidemment exceptionnel. Comme ce ne sont pas les psychiatres qui manquent en France et en Suisse, les chances d'une traduction s'avèrent minimes. Ce sont les raisons qui m'ont conduit à vous présenter ce billet.

Dans un prologue fort intéressant, l'auteur explique que la pratique clinique a fort évolué.
Si, il y a 20 ans, la problématique psychiatrique dominante était la névrose, entre névrose et psychose il y avait un terrain pas clairement défini que l'on a commencé par désigner de "borderline", terme dérivé du mot "border" en Anglais ou frontière en Français. En 1980, le terme fût incorporé dans le DSM, le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Actuellement, c'est un des troubles psychologiques les plus fréquemment diagnostiqués par les professionnels. À ce point même que certains en parlent comme d'un mal à la mode, comparable à l'hystérie au XIXème siècle.

La définition retenue par le DSM de la "Borderline Personality Disorder" est : un ensemble profond d'instabilité dans les relations interhumaines et l'image de soi-même. Parmi les caractéristiques : une crainte d'être abandonné, un jugement sur autrui allant d'idėalisation au rabaissement, un sentiment de "vide", un comportement suicidaire ou d'automutilation, des idées paranoïaques et des phénomènes de dissociation traumatique... Cette énumération n'est bien sûr pas exhaustive.

Selon l'auteur nous vivons actuellement une période de borderline ou pour reprendre le sous-titre de l'ouvrage "La fin de la normalité". "Le tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes" (Voltaire, "Candide") appartient résolument au passé.

En 9 chapitres plus un court épilogue Dirk de Wachter analyse les "troubles" de notre société en les comparant aux caractéristiques de la borderline "personality disorder" chez l'individu.
Un projet original, ambitieux et évidemment complexe. La lecture de ce livre de presque 300 pages est cependant largement agrémentée par les multiples renvois à l'art et tout particulièrement à la littérature internationale.

Ci-dessous, je mentionne certaines caractéristiques de cette société borderline :

- Une individualisation croissante et inquiétante, comme l'a formulé Margaret Thatcher : "There is no such thing as society. There are only individuals" (La société n'existe pas, seul l'individu compte).L'effet en est un sentiment croissant de solitude (comparable au sentiment d'abandon chez l'individu) et la "création" d'une armée de perdants ("losers"), des personnes qui n'ont pas réussi leur percée économique et sociale.

Cet aspect est lié à une augmentation considérable du degré d''urbanisation et parallèlement une diminution du rôle traditionnel des familles.

- Une société sans Dieu, où la foi est remplacée par une culture de télévision et d'ordinateur et la réduction de l'impact des idéologies.
Anecdote : dans le monde il y a plus de téléphones mobiles que de brosses à dents.

- Un sentiment d'impuissance de plus en plus répandu et comme corollaire un accroissement de l'agressivité et de la violence.

- La primauté grandissante de l'image sur la parole et un appauvrissement de la langue. Simultanément avec un recours de plus en plus fréquent au mensonge.

- le culte du corps physique (tatouages, piercings...) et l'évolution des mentalités et législations en matière d'avortement et d'euthanasie.

Je me rends compte que les aspects avancés ici par moi ne couvrent pas tous les problèmes de notre société actuelle de plus en plus complexe, mais j'espère qu'il permet de mettre en évidence certains éléments qui sont apparemment communs à cette société et l'individu diagnostiqué de borderline.

Ce qui me rassure cependant c'est que le psychiatre Dirk de Wachter se déclare d'accord avec l'écrivain britannique Ian McEwan, qui lui a déclaré que les romans sont mieux appropriés pour comprendre l'espèce humaine que les ouvrages sur la psychologie ou l'anthropologie.