Un matin plus tranquille

Prétextant un amour passionné pour elle, il réussit progressivement à la modeler à sa vision de la femme idéale. Elle ne devait pas porter de décolletés ni de jupes courtes qui ne pouvaient qu’attirer la convoitise des autres hommes. Elle lui appartenait en exclusivité. Elle ne devait pas se maquiller. Cette tentative d’embellissement n’aurait pu se comprendre que si elle avait été célibataire, lui il l’aimait naturelle. Les chaussures à talons étaient à bannir, elles transformaient toutes les filles en potentielles péripatéticiennes prêtes à arpenter les trottoirs sur leurs échasses aguicheuses. Il ne supportait pas qu’elle puisse avoir des relations d’amitié avec des garçons. Tous ces hommes ne pouvaient que vouloir la mettre dans leur lit. Sa jalousie maladive allait même plus loin, il refusait qu’elle sorte avec des copines hors de sa présence. Les virées entre filles n’avaient pour seul but que de draguer tous les mâles rencontrés. Il poussait sa prise de pouvoir jusqu’à choisir les amies qu’il acceptait qu’elle fréquente. Il classait certaines d’entre elles dans la catégorie « allumeuses » et craignait leur influence nocive sur Valérie. À l’époque, elle considérait toutes ces immixtions dans sa vie comme la preuve irréfutable de l’amour infini qu’il lui portait.

Pour lui, appartenir à ce qu’il appelait les grosses têtes relevait de la pédanterie et du sentiment de supériorité. Il estimait que les métiers manuels et la force méritaient le plus grand respect. Savoir résoudre une fonction mathématique complexe n’avait aucune utilité dans la vie de tous les jours. Les professeurs de sciences tels que sa femme étaient des oisifs malfaisants. Apprendre aux enfants l’arithmétique leur permettait de se débrouiller dans le quotidien, mais enseigner comme son épouse dans les classes préparatoires aux grandes écoles n’avait comme unique but que de créer une élite.

Un grand pays se doit de créer un système de santé efficace, elles en représentent les rouages principaux. Elle leur répète que le bien de la nation doit leur dicter leur seule raison de vivre. Elles doivent s’oublier et ne penser qu’à leur devoir. Ce type de discours appelant au sacrifice réussit toujours chez Frida à réveiller sa fibre protectrice et maternelle. Elle se sent investie d’une mission supérieure. Elle se voit comme un symbole d’espoir vers qui convergent les attentes de tout son pays.

Les interrogations couvrent tous les sujets. Elles vont des maladies cardio-vasculaires au nom du plus grand écrivain allemand, en passant par l’hygiène, sans oublier la date anniversaire du Führer. Ses trois interlocutrices l’assaillent. Elles ne lui laissent aucun moment de répit. Très rapidement, Frida comprend qu’il s’agit d’une technique de déstabilisation. En plus de tester ses connaissances, les trois femmes s’ingénient à juger sa capacité à résister à la pression. Frida ne perd pas pied, elle maîtrise la plupart des sujets abordés et se concentre sur le but à atteindre. Elle doit leur prouver sa force et sa détermination. Au bout d’une heure de ce marathon verbal, elle quitte la salle épuisée, mais satisfaite.

Elle sait que rien n’est encore acquis, la sélection à laquelle elle vient participer est impitoyable, tant sur le plan des connaissances que sur celui des origines et de l’adhésion aux idées nazies. Son certificat d’ascendance aryenne lui confère déjà l’assurance de correspondre aux critères raciaux. D’ailleurs, dès ses premiers pas dans l’établissement, elle constate que la grande majorité des filles présentes sont blondes et bien constituées.

Le projet d’Hitler pour l’Allemagne s’avère enthousiasmant. Le peuple entier est appelé à s’impliquer dans ce mouvement exaltant de renouveau qui va redonner à leur pays une place de premier plan. La radio ne cesse pas de répéter qu’au cours des trois dernières années, le Führer a eu le courage d’affronter les autres nations européennes et de lutter pour sauver cette Europe qui menaçait de s’effondrer. Les voisins de l’Allemagne prennent conscience de l’action efficace du Chancelier alors que dans son propre pays, certains citoyens hésitent à s’engager ? Frida ne peut pas accepter cette frilosité. Elle est convaincue que c’est bien grâce au Führer que l’avenir des enfants allemands a de nouveau un sens. Elle croit en une vie meilleure pour elle et pour tous ceux de sa génération, en espérant trouver au sein de la ligue une réponse à leurs désirs d’engagement communautaire et d’amitiés durables.

Elle est heureuse et se projette avec joie dans la vision idéale de la femme allemande. Ce précepte édicte que le rayonnement naturel féminin doit émaner de l’exercice physique et de la vie au grand air, et culminer dans la maternité. Pour le moment, elle ne se sent pas concernée par la grossesse, mais elle aime les enfants et sait que dans le futur, elle rêvera d’être mère.

Le Führer a exigé cet exercice pour permettre à chaque enfant de prendre conscience de son origine allemande et pour aider les enseignants à distinguer les Aryens de ceux qui ne présentent pas les bonnes souches. Dans la classe de Frida, seule une fille s’est découvert des ascendants douteux. Elle a pleuré quand la directrice l’a renvoyée de l’établissement. Frida s’est bien gardée de dire à ses amies qu’elle aimait bien cette camarade. Elle s’est tue.

Frida a conscience que les Aryens fidèles aux préceptes d’Hitler courtisent les jeunes filles de leur voisinage et non les citadines ou les starlettes au style hollywoodien. C’est à ces hommes-là qu’elle veut plaire.

À 15 ans, elle commence à prendre conscience de sa beauté qui ne doit rien aux cosmétiques. Elle suit à la lettre les principes que leur dispense la cheftaine de la ligue des jeunes filles allemandes. Elle entretient son corps à l’aide d’un régime alimentaire sain et elle pratique assidûment tous les sports préconisés. Une vraie Allemande ne se maquille pas, ne porte pas de vernis à ongles, ne s’épile pas, ne se teint pas les cheveux et, si son métabolisme le lui permet, évite d’afficher un corps trop mince. Elle est satisfaite de son reflet