Un matin plus tranquille

Elles ne connaissent pas la joie de se laisser emporter par une histoire d’amour sur écran de cinéma. Elles n’imaginent pas le bonheur de découvrir la mode que portent les citadines. Aujourd’hui, face à toutes ses nouveautés, Frida s’aperçoit qu’il existe des modes de vie très éloignés de celui de la campagne.

Elle avait commencé à s’habituer à sa violence verbale et à son manque de respect, mais jusque-là, il ne s’était jamais permis de lui parler sur ce ton en public. Elle comprit qu’une étape supérieure dans la maltraitance venait d’être franchie au sein de leur couple et elle prit conscience de sa naïveté. Tous les signes qui auraient dû lui ouvrir les yeux sur les idées fascistes de son mari l’assaillirent en quelques minutes. Cet électrochoc l’obligea à admettre qu’elle vivait en danger permanent auprès de cet homme et qu’au-delà, elle se devait également de prendre la fuite pour protéger son fils de la folie de son père.

À l’époque, elle considérait toutes ces immixtions dans sa vie comme la preuve irréfutable de l’amour infini qu’il lui portait. Ses copines essayaient de l’alerter sur le comportement excessif de Patrick, mais elle refusait d’entendre leurs mises en garde en se rangeant à l’avis de son fiancé. Elles voulaient toutes l’éloigner de lui, elles crevaient de jalousie face à l’amour inconditionnel qu’il lui portait.

Tout doucement, il tissa sa toile autour d’elle. Prétextant un amour passionné pour elle, il réussit progressivement à la modeler à sa vision de la femme idéale. Elle ne devait pas porter de décolletés ni de jupes courtes qui ne pouvaient qu’attirer la convoitise des autres hommes. Elle lui appartenait en exclusivité. Elle ne devait pas se maquiller. Cette tentative d’embellissement n’aurait pu se comprendre que si elle avait été célibataire, lui il l’aimait naturelle. Les chaussures à talons étaient à bannir, elles transformaient toutes les filles en potentielles péripatéticiennes prêtes à arpenter les trottoirs sur leurs échasses aguicheuses.

Aujourd’hui, pour la première fois, elle pénètre dans l’enceinte de cette institution dont elle a rêvé toute son enfance. Elle sait que rien n’est encore acquis, la sélection à laquelle elle vient participer est impitoyable, tant sur le plan des connaissances que sur celui des origines et de l’adhésion aux idées nazies. Son certificat d’ascendance aryenne lui confère déjà l’assurance de correspondre aux critères raciaux. D’ailleurs, dès ses premiers pas dans l’établissement, elle constate que la grande majorité des filles présentes sont blondes et bien constituées. Ses professeurs du lycée l’avaient prévenue que l’État n’acceptait aux tests de sélections que les plus fortes et les plus pures.
Le premier questionnaire auquel elle doit répondre concerne exclusivement des éléments qui permettront de confirmer ses origines allemandes. Elle s’amuse devant certaines interrogations, principalement celles ayant trait à ses parents.
Votre mère travaille-t-elle ou a-t-elle déjà exercé un métier dans un bureau ?
Imaginer sa mère habillée en citadine et se rendant dans une entreprise sous les ordres d’un patron lui demandant de taper tel ou tel texte à la machine lui paraît totalement fictionnel.
Quelle langue parlent vos parents ?
Si ce n’est l’allemand et le patois de la région, ses parents qui n’ont jamais quitté leur village ne perçoivent absolument pas l’utilité d’une langue étrangère.

Quoi qu’il en soit, le seul moyen efficace pour le soigner reste qu’il bénéficie d’un don de moelle osseuse. Trouver une personne compatible s’avère très compliqué. Les donneurs les plus susceptibles de correspondre sont la plupart du temps des membres de la famille. Mais il n’a ni frère ni sœur. J’ai effectué les examens, il ne peut pas bénéficier de ma moelle osseuse. — Et son père ? — Il n’est pas non plus compatible. Mais pour le savoir, il a fallu que je reprenne contact avec lui. Je ne lui avais pas parlé en direct depuis des années. Dès que j’ai reçu les résultats me concernant, j’ai informé Patrick de la situation. Je dois reconnaître qu’il s’est précipité pour effectuer les analyses. Face au test négatif, nous avons été obligés d’avoir une conversation sur l’avenir de notre fils.

Le seul critère de sélection retenu s’attache à l’appartenance de la mère, sans aucun doute envisageable, à la race aryenne. Il n’est pas toujours possible de connaître la génétique du père biologique. C’est ainsi que le Lebensborn accueille également les mères célibataires. Dans ce cas-là, la pureté du bambin est évaluée après sa naissance. De ce fait, au sein d’une même structure se côtoient toutes les catégories sociales. Vous allez donc devoir gérer, au jour le jour, la cohabitation entre des femmes d’officiers et des mères célibataires de 20 ans. Il va vous falloir de la diplomatie, mais je sais que vous en êtes capable.

La fille de paysan épousant un médecin, elle ne peut pas espérer une plus belle ascension sociale. Si elle veut donner une chance à cet amour, elle est convaincue qu’il ne faut pas qu’elle tombe trop vite dans ses bras. S’il doit patienter et se battre pour la conquérir, cette attente alimentera son attachement. En attendant, à chaque fois qu’elle se trouve en sa présence, elle sent son cœur bondir. Elle adore la façon dont il la regarde, elle aime sa voix et ses mots à double sens qu’il s’arrange toujours pour lui susurrer à l’oreille.

Elles sont toutes reconnaissantes envers le Führer. Elles rêvent toutes de s’entourer d’amitiés exaltantes, de porter des vêtements élégants, de voyager et surtout de disposer d’une plus grande liberté d’action. Même si pour le moment, au sein de l’internat, elles sont encore obligées de respecter un règlement strict, elles savent que leur choix d’existence va satisfaire tous leurs espoirs. Lors de leur stage en hôpital, elles côtoient des infirmières diplômées et elles admirent leur mode de vie et leur liberté.

Dans les campagnes allemandes, la plupart des jeunes filles de sa génération restent à la ferme et travaillent dur du lever au coucher du soleil. Elles sont loin de pouvoir profiter comme Frida des plaisirs de la ville. Elles ne connaissent pas la joie de se laisser emporter par une histoire d’amour sur écran de cinéma. Elles n’imaginent pas le bonheur de découvrir la mode que portent les citadines.