La prunelle de ses yeux

À travers Tancrède et sa bande, c'est le principe même des boîtes à élites que je veux démolir.

Lorsqu'on est voyant, il suffit de faire quelques pas en fermant les yeux et en s'efforçant à maintenir les mains plaquées sur ses cuisses pour s'en rendre compte. C'est comme si l'air se densifiait, formait un obstacle qu'il faut franchir, comme si la lumière elle-même devenait solide et piquante. On a le réflexe de tendre les bras en grimaçant un peu, de se préparer à un impact qui n'existe que dans sa tête. Quand on perd la vue, on a tendance à se voûter, à se replier sur soi, à réduire ses enjambées.

Moi, je suis attiré par les femmes fortes, entières. Celles qui n'ont besoin de rien et aiment sans honte ni arrière-pensée.

— Ça ne me dit pas votre âge. En général les hommes qui rechignent à l'avouer spontanément ont dépassé la cinquantaine.
— Perdu. J'ai quarante-neuf ans. Oui, je sais, j'en fais à peine quarante-cinq. Vous voyez, pour être votre père j'aurais dû être sacrément précoce !

Il serait plus raisonnable de ne pas se plier à la tradition, pour une fois, tant pour ses hanches que pour son porte-monnaie qui, lui, a bien maigri depuis son licenciement. Au lieu de cela, elle accélère encore un peu, comme si elle pouvait semer sa mauvaise conscience derrière elle. Pourtant, elle est bien placée pour savoir que la culpabilité est une sprinteuse infatigable qui finit toujours par rattraper sa cible… La meilleure chose à faire est encore de l'ignorer, d'espérer la tuer à force d'indifférence.

Me voici pourtant, boule au ventre et poings serrés, aux portes de la prestigieuse école Mètis. Attention, il ne faut pas se méprendre sur la signification de ce mot ! Il s'agit ici de la mètis, un terme grec désignant l'intelligence et la ruse mises au service de la survie, la capacité à se mettre dans la peau de son adversaire pour imaginer ce qu'il ne peut voir ou concevoir, afin de mieux le piéger. Rien en commun avec les enfants issus de mariages mixtes, donc.

— On a encore besoin de son vieux père, hein ?
— Ça va, c'est bon…
Il m'agace. S'il savait comme j'exècre sa personne ! Tout m'insupporte chez lui : ce qu'il est, ce qu'il représente, son besoin viscéral d'avoir raison – peu importe les conséquences –, son goût prononcé pour les voitures italiennes et les montres vulgaires, cette insupportable assurance qui flirte constamment avec une certaine morgue et le mépris à peine voilé des plus faibles qu'il qualifie de médiocres. Comment ce type-là peut-il être mon père ? Gamin, quand je croyais encore qu'il incarnait un idéal masculin et que je me recroquevillais de honte lorsqu'un ami, un voisin constatait que je ne lui ressemblais pas avec mes traits fins et ma nature calme, j'imaginais qu'il y avait eu une erreur à la maternité, comme dans La vie est un long fleuve tranquille, que j'étais le rejeton d'un raté et que mon père finirait par le découvrir et m'échangerait contre son vrai fils.

"Et comment s'appelle ce petit coin de paradis, Gabriel ?" Gnagnagnagnagna ! Voilà qu'elle minaude, se fait la voix câline pour le séduire, s'est approchée un peu de lui, frôle sa main de ses doigts en prétendant attraper un pot de confiture. Elle se trouve complètement ridicule, mais elle n'est lus en contrôle, ses hormones ont pris les commandes et la shootent littéralement, lui ôtent toute retenue.
- C'est un village. Il s'appelle Saint-Victor.
C'est comme si Gabriel venait de lui asséner deux gifles monumentales. D'abord, il lui parle de Tancrède, immédiatement après, d'un village nommé Saint-Victor. Sonnée, Maya ne parvient même pas à bouger de sa chaise, comme si elle pesait des tonnes. L'espace d'un instant, elle doute de cet homme dont au final elle ne sait pas grand chose et porte la main à sa médaille, la triture nerveusement, fixe l'aveugle qui ne s'est pas départi de son sourire. La raison lui souffle que les coïncidences arrivent, et qu'ici , elles ne sont pas si flagrantes. Ouin, c'est cela. Elle s'emballe pour rien. Rassurée Maya prend une grande inspiration, se calme un peu, se trouve bête, même, d'avoir paniqué, prend le parti d'ignorer cette petite voix qui lui murmure que de cet homme, elle ne sait rien. Et, considérant ce regard si pénétrant qu'il pose parfois sur elle, pas même s'il est vraiment aveugle...

Le charme s'éteint autant que la jeunesse se fane.

Plus on cherche des arguments à opposer à une relation, plus on tente de la rationaliser pour la fuir et plus c'est le signe qu'on est déjà amoureux.