Citations sur La splendeur (12)
Lors d'un autre procès on lui demande d'examiner la folie d'un violeur de treize ans, introduisant sa verge dans tous les orifices possibles ; après ceux des filles, des enfants, des hommes et des femmes âgés, il a forcé des grabataires, des bêtes, des cruches, des chaussures, et bien que le soldat qui le tienne soit plutôt vigoureux, il a tenté de foutre le bon docteur par les pores de sa peau sur le dos de sa main. Cardano en est encore blanc de dégoût.
Ces explosions de pensée, Girolamo les nomme splendeur. La splendeur est ce travail hallucinant, ces fulgurances, comme des navettes qui vont et viennent à chaque poussée du front, on noue par milliers les fils du raisonnement. En même temps chaque fois nouveau, intense, un sentiment de supériorité, comme une preuve d'élection.
Après le dîner il [le professeur Matteo Corti] fera l'anatomie du cerveau humain. Il utilise la tête du premier sujet. C'est d'ailleurs tout ce qu'il reste de bon. Une fois ôté le cuir chevelu, Corti ouvre la noix du crâne et décrit autour du cerveau les méninges, qui l'enveloppent et l'embrassent. Il enfonce ses doigts gourmands dans la substance gluante.
Un livre est grand ouvert aux pieds du gisant. Ce livre semble un organe détaché de ce corps. Ce livre ouvert attire le regard de Girolamo bien plus intensément que le corps ouvert. En fait l'Aimé n'a d'yeux que pour le livre. Il y voit si bien dans le livre, il n'y comprend rien dans le corps, le livre est plus clair que le corps. Dans livre pas de mort. Girolamo n'a d'yeux que pour le livre. Il y aurait un secret de la vie, dans ce livre plus que dans ce corps.
[...]
L'Aimé préférera toujours obstinément le livre à la chair.
Dans ma petite enfance j’ai fait deux rêves qui ont décidé de ma vie. Ils étaient d’une clarté éblouissante, ils furent décisifs.
Dans le premier, je me vois à l’aube, au pied d’une montagne, des gens m’entourent, une foule immense d’hommes et de femmes de tous âges, nous courons tous ensemble, et soudain je leur demande où nous allons si vite, ils me répondent : A la mort.
Alors je m’arrête et je rebrousse chemin.
A ce moment le rêve a cessé. C’était évidemment un présage de l’immortalité de mon nom.
Dans le second rêve, j’entendais la voix de mon père qui me disais : Dieu t’a donné un gardien.
Je te demande seulement, lecteur, quand tu liras ceci, de ne pas me juger à l’aune de l’orgueil humain, car je te paraîtrais alors fou à lier, mais de comparer la grandeur du ciel avec ces étroites ténèbres où nous errons, dans la misère et l’inquiétude, et tu comprendras facilement que je ne t’ai rien raconté d’incroyable.
Cette masse de crétins gueulards qui tirent à l'arbalète et qui ensuite boivent et se touchent, ce sont aussi des soldats. Comme des loups. Avec des sourires de cinglés. Au beau milieu des routes, qui divaguent par petites bandes, pillant rapinant. La guerre c'est le décor.
Rien à faire. Dans ces temps fameusement sordides, on n'a guère le choix qu'entre ces trois destins : avoir fui, être mourant, ou bien être mort.
Girolamo a trois ans. Il leur fait signe de la main. Les fous lui crient de venir. IL court aussitot après eux.
Le Tessin est couvert de mousse verte. Des cygnes rament. Soudain Girolamo est en train de se noyer. Il dira : je voulais aller en Amérique.
La chute est silencieuse. Sa blouse empesée le soutient d'abord comme un plumage. Puis il commence à couler. Le froid lui a fait perdre connaissance. Assise sur un banc, une petite servante coud et n'a rien vu.
Mais un passant tout habillé de noir s'étonne de voir sombrer un cygne. Il reconnait un petit enfant. Il s'élance et le sauve. Le gosse minuscule tient encore dans sa main bien serrée la pièce de deux sous destinée au laitier, miracle d'une solide éducation à la rapacité.
L’homme de génie semble toujours plus compliqué que les autres parce qu’il a quelque chose à dire à propos de tout, il trouve des encyclopédies à composer dans chaque pierre du chemin et dans chaque pavé de la rue qu’il arpente. Ce qui explique les digressions, les allusions insolites, les parenthèses galopantes et les préfaces gigantesques qu’affectionne Girolamo. S’il est obscur, c’est qu’il veut dire des vérités pour lesquelles la langue humaine, même sous sa plume hautement inspirée, n’est guère équipée.
Donc naître italien est le rêve de toute intelligence européenne.
Qu'on le raconte comme on voudra, Girolamo eut le plus joyeux des lits de mort. On connaît ces veilles d'agonisants où l'on entonne des hymnes geignards à voix basse et plaintive. Les dernières heures de Girolamo ne leur ressemble en rien: il chante à en faire vibrer les cloisons. Comme un enfant au jour de son anniversaire, il semble vraiment attendre que s'ouvrent les portes.
J'entends ma sœur, la mort corporelle, qui vient lui apporter son cadeau.