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Citations sur Lettres à Sophie Volland (73)

Au Grandval, le 28 octobre 1760.

Si vous ne vous rappelez pas vos lettres depuis le numéro 22 jusqu’au numéro 29 que je viens de recevoir, vous n’entendrez rien à ceci.

Je cause un peu avec vous comme ce voyageur à qui son camarade disait : « Voilà une belle prairie ! » et qui lui répondait au bout d’une lieue : « Oui, elle est fort belle. »

Quand vous lui avez lu : « Oui, madame, je vous hais », elle a ri et n’en a voulu rien croire. Si j’avais écrit : « Oui, madame, je vous aime », elle serait devenue sérieuse, et n’en aurait pas cru davantage. Il n’y a plus que l’indifférence que je lui protesterais mal ; car je ne l’ai pas, et ne l’aurai jamais.

Gaschon s’est présenté tout seul. Ils ont causé la première fois, comme ils causeront la centième. C’est la commodité de ceux qui ne se disent rien ; mais pour Uranie, vous et moi, il faut que l’ennui de nous-même et des autres nous prenne, quand le cœur et l’esprit sont muets, et qu’il n’y a que les lèvres qui se remuent et qui font du bruit. Je me suis demandé plusieurs fois pourquoi, avec un caractère doux et facile, de l’indulgence, de la gaieté et des connaissances, j’étais si peu fait pour la société. C’est qu’il est impossible que j’y sois comme avec mes amis, et que je ne sais pas cette langue froide et vide de sens qu’on parle aux indifférents ; j’y suis silencieux ou indiscret. La belle occasion de marivauder ! Et pourquoi m’y refuserais-je ? le pis-aller, c’est d’être long avec les autres. Plus mes lettres sont courtes avec vous, au contraire, plus elles sont longues, plus j’en suis content. Je me dis : Quel plaisir elle aura quand elle recevra ce paquet ! D’abord, elle le pèsera de la main : elle le serrera pour quand elle sera seule ; il lui tardera bien d’être seule ; elle l’ouvrira avec empressement, croyant y trouver au moins une brochure. Point de brochure, mais un volume de mon écriture, en feuilles séparées. On rangera ces feuilles ; on lira presque toute la nuit ; il en restera la moitié encore pour le lendemain. Le lendemain, on achèvera, et l’on relira, pour soi et pour sa chère sœur, les lignes qui auront plu davantage : car, quand on ne serait pas bien aimée, on voudrait le paraître ; quand l’amant ne serait pas fort aimable, on voudrait qu’il le parût. Les amants me semblent encore, en ce point, plus honnêtes et plus délicats que la plupart des époux.

Ce volume d’écriture qu’on aura reçu et lu avec tant de plaisir, que contiendra-t-il ? Des riens ; mais ces riens mis bout à bout forment de toutes les histoires la plus importante, celle de l’ami de notre cœur.

Le calcul que vous trouvez si mauvais est pourtant celui de toutes les passions. Des années entières de poursuite pour la jouissance d’un moment, voilà leur arithmétique, et tant que le monde durera, c’est ainsi qu’elles compteront.

Lorsque je défendais le jeune homme[1] c’est comme aimable et non comme honnête. — Mais est-on aimable sans être honnête ? — Hélas ! oui ; et c’est un peu la faute des femmes..... Mais, après tout, c’est là l’homme qu’il leur faut, puisqu’elles trompent, trahissent, tourmentent, conduisent, ou méprisent et font mourir les autres de douleur.

Uranie, Uranie, je crains bien que vous ne fassiez trop de cas des qualités agréables, et pas assez des qualités solides. Vous craignez trop l’ennui, le ridicule vous touche trop vivement pour que vous estimiez la vertu tout son prix. Peut-être feriez-vous demain le bonheur de l’homme de génie qui pourrait résoudre tous vos doutes profonds, tandis que vous refuseriez un regard de pitié à celui qui serait prêt ta tout moment de donner sa vie pour vous.
Chère amie, je vous prie de demander à Mme Le Gendre, à présent que M. Marson est mort, si elle ne serait pas plus contente d’elle-même de l’avoir rendu heureux seulement une fois ; mais donnez-lui le jour entier pour répondre à ma question, et ne lui dites pas qu’elle est de moi ; faites-la-lui comme de vous. Sa réponse m’apprendra jusqu’où un homme sensible peut se mettre à la place d’une honnête femme. Il s’en serait allé son débiteur, et elle reste sa créancière. Vous seriez bien étonnée qu’elle ne l’eût refusé quelquefois que par la crainte qu’il ne vécût trop longtemps. Si un homme était destiné à expirer entre les bras d’une femme, mais expirer tout à fait, et que le moment du plus grand plaisir de la vie en fût aussi le dernier moment, c’est aux indifférents, aux ennuyeux, aux odieux qu’on réserverait ses faveurs.

L’abbé de Voisenon se défend tant qu’il peut de la petite ordure[2] ; mais elle demeurera sur son compte, jusqu’à ce qu’un autre se soit montré. En tout, c’est presque toujours le défaut de succès qui fait la honte. Les gens de cœur n’ont du remords que d’avoir manqué leur coup.

Les Facéties sont un recueil des impertinences de l’année 1760[3], que M. de Voltaire a fait imprimer à Genève et qu’il a grossi de quelques autres. La Vision y est, mais on a supprimé les deux versets de Mme de Robecq[4]. Voilà, ou je me trompe fort, la raison pour laquelle l’édition a été faite ; peut-être aussi l’envie d’expier un peu sa honte du commerce épistolaire avec Palissot y est entrée pour quelque chose. Il a apostille les lettres de Palissot de petites notes très-cruelles. Il y a six mois qu’on s’étouffait à la comédie des Philosophes ; qu’est-elle devenue ? Elle est au fond de l’abîme qui reste ouvert aux productions sans mœurs et sans génie, et l’ignominie est restée à l’auteur. Que le mot du philosophe athénien est beau ! Il disait à ceux qui le plaignaient : « Ce n’est pas moi, c’est Anite et Mélite qu’il faut plaindre. S’il fallait être à leur place ou à la mienne, balanceriez-vous ? » Combien de circonstances dans la vie où l’on se consolerait de la même manière ? Qui de nous voudrait avoir le portefeuille de M..... dans sa poche ?

Le Discours sur la Satire des philosophes est de l’abbé Coyer. C’est ce qu’il a fait de mieux, et je suis bien aise que cet homme me soit du parti des honnêtes gens, quand ce ne serait que pour opposer guêpe à guêpe.
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Du Grandval, le 20 octobre 1760 4/


J’ai dit un mot à Grimm de votre affaire avec Vissen ; il m’a répondu que tous ces gens-là étaient des fripons, que Vissen passait pour avoir plus de cinquante mille livres de rente, qu’il fallait tenir ferme ; qu’il était pusillanime, qu’il n’aurait jamais le courage de faire une grande vilenie, et que, sans avoir peut-être beaucoup d’honneur, il serait assez attaché à la considération publique pour craindre un esclandre : d’où je conclus qu’il faudrait faire entendre adroitement à l’oncle combien son mémoire est inique et contraire à la loi, le jugement qu’on porterait dans le monde de lui et de son neveu, si une pièce pareille devenait publique. Il faut la conserver, et ne pas répondre qu’elle ne soit rentrée dans vos mains.

Je répondrai par le premier courrier à vos numéros 27 et 28.

Il y a longtemps que vous ne m’avez rien dit du bobo. Avez-vous entendu parler des pilules de ciguë ? On leur attribue des prodiges dans toutes les maladies d’obstructions, loupes, glandes engorgées, tumeurs cancéreuses.

Je m’arrondis comme une boule. Mme Le Gendre, combien vous m’allez détester ! Mon ventre lutte avec effort contre les boutons de ma veste, et s’indigne de ne pouvoir briser cet obstacle, surtout après dîner.

Adieu, ma tendre amie. Je suis tout à vous pour jamais ; c’est surtout dans les malheureuses circonstances que mon cœur me le dit.

Nous n’avons plus personne, tout le bruit de la maison s’est dissipé. Nous allons nous rapprocher, le Baron, le père Hoop et moi. Ils s’en sont allés, Dieu merci, tous les indifférents qui nous séparaient.

Je vais faire partir, avec celle-ci, celle que vous m’avez adressée pour M. de Prisye.

Savez-vous, mon amie, que vous l’avez terminée par une phrase équivoque, dont un fat tirerait grand avantage et qui serait bien capable d’alarmer un jaloux ? « Je verrais la bonne compagnie, ma sœur, ses enfants, est-ce tout ? Oh ! non, je ne finirais pas si je voulais tout dire. » Il paraît y avoir bien de la coquetterie là dedans, ou même pis ; mais je n’y entends rien, et M. de Prisye n’y mettra que ce qu’il faut. Ce n’est pas un fat, et je ne suis pas jaloux.

Damilaville est un homme admirable ; il me vient trois fois la semaine un homme de sa part, qui m’apporte vos lettres, et qui prend les miennes.

Adieu, adieu ! Prévenez-moi de loin sur votre retour, afin qu’il n’y ait pas une douzaine de mes lettres en l’air qui aillent vous chercher à Isle, quand vous n’y serez plus.

Vous m’êtes plus chère que jamais ; l’absence n’y fait rien : si, elle y fait : elle impatiente.

Je viens de relire cette lettre. J’avais presque envie de la brûler ; j’ai craint que la lecture que vous en ferez ne vous fatiguât.

Pour peu qu’elle vous applique, laissez-la. Vous y reviendrez, elle n’est obscure que par l’impossibilité de ne rien omettre de ce qui s’est dit.

Et puis ces matières ne vous sont pas aussi familières qu’à nous. Je brûle de vous revoir.


Un très-court fragment de cette lettre, la fable de Galiani, avait déjà été imprimé dans la Correspondance de Grimm, au mois de janvier 1787, et dans les éditions Belin et Brière.
C’est le fils de Mme d’Aine, le frère de Mme d’Holbach, que Diderot appelait familièrement son fils.
Voir précédemment, p. 485.
Pâris.
Histoire de Russie sous Pierre le Grand, par Voltaire.
Voir précédemment, p. 426.
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Du Grandval, le 20 octobre 1760 3/

Je les ai laissés dans le corridor, où ils faisaient encore, à deux heures du matin, des ris semblables à ceux des dieux d’Homère, qui ne finissaient point, et qui en avaient quelquefois moins de raison ; car vous conviendrez qu’il est plus plaisant de voir une femme grasse, blanche et potelée, presque nue, entre les bras d’un jeune homme insolent et lascif, qu’un vilain boiteux, maladroit, versant à boire à son père et à sa mère après une querelle de ménage assez maussade. C’est la fin du premier livre de l’Iliade.

Cette aventure a fait la plaisanterie du jour. Les uns prétendent que Mme d’Aine a appelé trop tôt, d’autre qu’elle n’a appelé qu’après s’être bien assurée qu’il n’y avait rien à craindre, et qu’elle eût tout autant aimé se taire pour son plaisir que de crier pour son honneur ; et que sais-je quoi encore ?

L’autre historiette est une impertinence du premier ordre. Imaginez que nous sommes quatorze ou quinze à table. Sur la fin du repas, mon fils était assis à la gauche de Mme de C… Il est ordinairement familier avec elle. Il lui prend la main, il veut voir le bras, il relève les manchettes. On le laisse faire, exprès ou de distraction. Il voit sur une peau assez blanche de grands poils noirs ; il se met à lui plumer le bras ; elle veut retirer sa main, il tient ferme ; rabattre sa manchette, il la relève et plume. Elle crie : « Monsieur, voulez-vous finir ? » Il lui répond : « Non, madame ; à quoi diable cela sert-il là ? » et plume toujours. Elle se fâche : « Vous êtes un insolent. » Il la laisse se fâcher, et n’en plume pas moins. Mme d’Aine étouffant moitié de rire, moitié de colère, se tenant les côtes, et cherchant un ton sérieux, lui disait : « Monsieur, y pensez-vous ? » Et puis elle riait. « Qui est-ce qui a jamais épluché une femme à table ? » Et puis elle riait. « Où est l’éducation qu’on vous a donnée ? » Et tous les autres d’éclater : pour moi, les larmes m’en tombaient des yeux, et j’ai cru que j’en mourrais.

Cependant, un moment après, sa mère a fait signe à son fils, et il est allé se jeter aux pieds de la dame et lui demander pardon. Elle prétend qu’il lui a fait mal, mais cela n’est pas vrai ; c’est la mauvaise plaisanterie et nos ris inhumains qui lui ont fait mal.

Le Baron est malade. C’est la dyssenterie et de la fièvre. Je viens de descendre dans le salon, où lui, le père Hoop, Mme d’Aine et Mme d’Holbach prenaient du thé. J’en pris avec eux. Voilà le Baron, à qui la colique n’a pas ôté son ton original : « Maman, connaissez-vous le grand Lama ? — Je ne connais ni le grand ni le petit. — C’est un prêtre du Thibet. — Du Thibet ou d’ailleurs, si c’est un bon prêtre, je le respecte. — Un jour de l’année qu’il a bien dîné, il passe dans sa garde-robe. — Grand bien lui fasse. — Et là..... — Voici quelque cochonnerie. — Qu’appelez-vous une cochonnerie, s’il vous plaît ? Un besoin, ce me semble, assez simple, assez naturel et assez général, et que malgré votre spiritualisme, vous satisfaites comme votre meunière. — Mais puisque cochonnerie il y a, quand le grand Lama a fait sa cochonnerie — On la prend comme une chose sacrée, on la met en poudre, et on l’envoie par petits paquets à tous les princes souverains, qui la prennent en thé les jours de dévotion. — Quelle folie ! — Folie ou non, c’est un fait. Mais vous croyez donc que si l’on vous faisait présent d’une crotte de Jésus-Christ, vous n’en seriez pas bien fière ; et vous croyez que si l’on faisait présent à un janséniste d’une crotte du bienheureux diacre[4], il ne la ferait pas enchâsser dans l’or, et qu’elle tarderait beaucoup à opérer un miracle ? »

Ne lisez pas cela à Mme Le Gendre, elle n’aime pas ce ton-là. Mais à vous, je vous dirai que le fait du grand Lama est certain, et malgré sa mauvaise odeur, vous y reconnaîtrez une des plus fortes preuves de ce que les prêtres peuvent sur les esprits.

Voici pour M me Le Gendre. Damilaville m’a envoyé l’Histoire du czar, et je l’ai lue[5].

Elle est divisée en trois parties : une préface sur la manière d’écrire l’histoire en général, une description de la Russie, et de l’histoire du czar, depuis sa naissance jusqu’à la défaite de Charles XII à la journée de Pultawa.

La préface est légère. C’est le ton de la facilité. Ce morceau figurerait assez bien parmi les Mélanges de littérature de l’auteur. On y avance sur la fin qu’il ne faut point écrire la vie domestique des grands hommes. Cet étrange paradoxe est appuyé de raisons que l’honnêteté rend spécieuses ; mais c’est une fausseté, ou mon ami Plutarque est un sot.

Il y a dans ce premier morceau un mot qui me plaît, c’est que s’il n’y avait eu qu’une bataille donnée, on saurait les noms de tous ceux qui y ont assisté, et que leur généalogie passerait à la postérité la plus reculée.

Qu’est-ce qui montre mieux que l’évidence de cette pensée combien c’est une étrange chose que des hommes attroupés qui se rendent dans un même lieu pour s’entr’égorger ?

Si les animaux, dont nous sommes un fléau, réfléchissaient sur l’homme, comme l’homme réfléchit sur eux, ne regarderaient-ils pas cet événement comme une attention particulière de la Providence ? et ne diraient-ils pas entre eux : Sans cette fureur que la nature inspire à l’homme, et qu’elle le presse de satisfaire par intervalle, sans cette soif qu’il a de son semblable, cette race maudite couvrirait toute la surface de la terre, et ce serait fait de nous ? Si les cerfs pensaient, le grand événement pour les cerfs de la forêt de Fontainebleau que la mort de Louis XV ! qu’en diraient-ils ?

Et les poissons de nos fossés à qui nous nous amusons à jeter du pain après le dîner, que pensent-ils de cette manne qui leur tombe du ciel en automne ? N’y a-t-il pas là quelque Moïse écaillé qui se fait honneur de notre bienfaisance ?

Quoiqu’il en soit, il me prend envie de vous réconcilier un peu avec les guerres, les pestes et les autres fléaux de l’espèce humaine. Savez-vous que si tous les empires étaient aussi bien gouvernés que la Chine, le pays le plus fécond de la terre, il y aurait trois fois plus d’hommes qu’ils n’en pourraient nourrir ? Il faut que tout ce qui est soit, bien ou mal.

La description de la Russie est commune ; on y étale par-ci par-là des prétentions à la connaissance de l’histoire naturelle.

Quant à l’Histoire du czar, on la lit avec plaisir ; mais si l’on se demandait à la fin : Quel grand tableau ai-je vu ? Quelle réflexion profonde me reste-t-il ? on ne saurait que se répondre.

L’écrivain de la France ne s’est peut-être pas élevé au niveau du législateur de la Russie. Cependant, si toutes les gazettes étaient faites comme cela, je n’en voudrais perdre aucune.

Il y a un très-beau chapitre des cruautés de la princesse Sophie. On ne voit pas sans émotion le jeune Pierre âgé de douze à treize ans, tenant une vierge entre ses mains, conduit par ses sœurs en pleurs à une multitude de soldats féroces qui le demandent à grands cris pour l’égorger, et qui viennent de couper la tête, les pieds et les mains à son frère. Cela me rappelle certains morceaux de Tacite, tels que la consternation de Rome lorsque l’on y apprit la mort de Germanicus, et la douleur du peuple lorsqu’on y apporta les cendres de ce prince.

Il y a dans la description du pays un endroit sur les mœurs des Samoïèdes qui est très-bien. Mais pourquoi cette pente à déprimer les ouvrages estimés ? On y prend à tâche en deux endroits de déprimer l’Histoire naturelle de M. de Buffon. On y relève des minuties de géographie, et la critique est assaisonnée d’éloges ironiques.

Damilaville a trouvé tout fort beau ; je lui en ai lavé la tête ; mais j’ai tempéré l’amertume de ma leçon, en lui disant avec la même sincérité que je le dirais à vous et à sœur Uranie : Ne soyez point mortifiées que je vous apprenne quelque chose en littérature et en philosophie. Ne seriez-vous pas assez fières toute votre vie d’être mes maîtresses en morale, et surtout en morale pratique ? Vous connaissez le bien, vous sentez juste, vous avez le cœur sensible et l’esprit délicat ; c’est vous qui êtes des hommes, et c’est moi qui suis la cigale qui fait du bruit dans la campagne.

Mais enfin quand nous reverrons-nous ? sera-ce à la Toussaint ou à la Saint-Martin que les affaires me ramèneront celle que j’aime, et que les mauvais temps lui rendront son philosophe ? Le philosophe doit se montrer avec le mauvais temps ; c’est sa saison.

Je me sentais disposé à vous dire des choses douces ; car c’est pour vous aimer qu’il faut que je commence et que je finisse.

Si les endroits de mes lettres où je vous entretiens de mes sentiments sont ceux qu’Uranie aime le mieux à lire, ce sont aussi ceux qui ne m’ont rien coûté, et qui me plaisent le plus à écrire.

Mais voilà la messe qui sonne ; le petit Croque-Dieu[6] est arrivé. Je l’entends rire, pour me servir de la comparaison de M. Le Roy, comme un cerf au mois d’octobre ; il prétend qu’on s’y tromperait dans la forêt.

Moitié de ces femmes iront entendre la messe dans le billard, moitié dans ma chambre, d’où l’on voit la porte de la chapelle qui est l’autre côté de la cour : elles prétendent que l’efficacité d’une messe s’étend au moins à cinquante pas à la ronde. Pour nous, nous n’avons point d’opinions là-dessus.

J’ai dit un mot à Grimm de votre affaire avec Vissen ; il m’a répondu que tous ces gens-là étaient des fripons, que Vissen passait pour avoir plus de cinquante mille livres de rente, qu’il fallait tenir ferme ; qu’il était pusillanime, qu’il n’aurait jamais le courage de faire une grande vilenie, et que, sans avoir peut-être beaucoup d’honneur, il serait assez attaché à la considération publique pour craindre un esclandre : d’où je conclus qu’il faudrait faire entendre adroitement à l’oncle combien son mémoire est inique et contraire à la loi, le jugement qu’on porterait dans le monde de lui et de son neveu, si une pièce pareille devenait publique.
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Du Grandval, le 20 octobre 1760 2/

« Emporté par son enthousiasme, il chanterait encore ; mais l’âne, qui avait déjà bâillé plusieurs fois, l’arrêta et lui dit : « Je me doute que tout ce que vous avez chanté là est fort beau, mais je n’y entends rien ; cela me paraît bizarre, brouillé, décousu. Vous êtes peut-être plus savant que votre rival, mais il est plus méthodique que vous, et je suis, moi, pour la méthode. »

Et l’abbé, s’adressant à M. Le Roy, et montrant Grimm du doigt : « Voilà, dit-il, le rossignol, et vous êtes le coucou, et moi je suis l’âne qui vous donne gain de cause. Bonsoir. »

Les contes de l’abbé sont bons, mais il les joue supérieurement. On n’y tient pas. Vous auriez trop ri de lui voir tendre son cou en l’air, et faire la petite voix pour le rossignol, se rengorger et prendre le ton rauque pour le coucou ; redresser ses oreilles, et imiter la gravité bête et lourde de l’âne ; et tout cela naturellement et sans y tâcher. C’est qu’il est pantomime depuis la tête jusqu’aux pieds.

M. Le Roy prit le parti de louer la fable et d’en rire.

À propos du chant des oiseaux, on demanda ce qui avait fait dire aux anciens que le cygne, qui a le cri nasillard et rauque, chantait mélodieusement en mourant.

Je répondis que peut-être le cygne était le symbole de l’homme qui parle toujours au dernier moment, et j’ajoutai que si j’avais jamais à mettre en vers les dernières paroles d’un orateur, d’un poëte, d’un législateur, j’intitulerais ma pièce le chant du cygne.

La conversation en prit un tour un peu sérieux. On parla de l’horreur que nous avons tous pour l’anéantissement.

« Tous ! s’écria le père Hoop ; vous m’en excepterez, s’il vous plaît. Je m’en suis trop mal trouvé la première fois pour y revenir. On me donnerait l’immortalité bienheureuse pour un seul jour de purgatoire que je n’en voudrais pas : le mieux est de n’être plus. »

Cela me fit rêver, et il me sembla que tant que je serais en santé, je penserais comme le père Hoop ; mais qu’au dernier instant peut-être achèterais-je le bonheur d’exister encore une fois de mille ans, de dix mille ans d’enfer. Ah ! chère amie, nous nous retrouverions ! je vous aimerais encore ! je me persuaderais ce qu’une fille réussit à persuader à son père qui se mourait. C’était un vieil usurier ; un prêtre lui avait juré qu’il serait damné, s’il ne restituait. Il y était résolu, et ayant fait appeler sa fille, il lui dit : « Mon enfant, tu as cru que je te laisserais fort riche, et tu l’aurais été en effet ; mais voilà un homme qui va te ruiner ; il prétend que je brûlerai dans l’enfer à jamais, si je meurs sans restituer. — Vous vous moquez, mon père, lui répliqua la fille, avec votre restitution et votre damnation ; du caractère dont je vous connais, vous n’aurez pas été damné dix ans que vous y serez fait. »

Cela lui parut vrai, et il mourut sans restituer. Une fille se résoudra à damner son père, un père à l’être pour enrichir sa fille ; et un amant passionné, un honnête homme s’en effraiera. N’est-il pas bien doux d’être, et de retrouver son père, sa mère, son amie, son ami, sa femme, ses enfants, tout ce que nous avons chéri, même en enfer !

Et puis nous voilà discourant de la vie, de la mort, du monde et de son auteur prétendu.

Quelqu’un remarqua qu’il y ait un Dieu ou qu’il n’y en ait point, il était impossible d’introduire cette machine soit dans la nature, soit dans une question, sans l’obscurcir.

Une autre, que si une supposition expliquait tous les phénomènes, il ne s’ensuivrait pas qu’elle fût vraie : car qui sait si l’ordre général n’a qu’une raison ? Que faut-il donc penser d’une supposition qui, loin de résoudre la seule difficulté pour laquelle on l’imagine, en fait éclore une infinité d’autres ?

Chère amie, je pense que notre babil de dessous la cheminée vous amuse toujours, et je le suis.

Parmi ces difficultés il y en a une qu’on a proposée depuis que le monde est monde : c’est que les hommes souffrent sans l’avoir mérité. On n’y a pas encore répondu. C’est l’incompatibilité du mal physique et moral avec la nature de l’être éternel.

Voici comment on la propose : c’est en lui impuissance ou mauvaise volonté ; impuissance s’il a voulu empêcher le mal et qu’il ne l’ait pu ; mauvaise volonté, s’il a pu empêcher le mal et qu’il ne l’ait pas voulu.

Un enfant entendrait cela. C’est là ce qui a fait imaginer la faute du premier père, le péché originel, les peines et les récompenses à venir, l’incarnation, l’immortalité, les deux principes des Manichéens, l’Oromase et l’Arimane des Perses, les émanations, l’empire de la lumière et de la nuit, la succession des vies, la métempsycose, l’optimisme, et d’autres absurdités accréditées chez les différents peuples de la terre où l’on trouve toujours une vision creuse en réponse à un fait clair, net et précis.

Dans ces occasions quel est le parti du bon sens ? Celui, mon amie, que nous avons pris : quoi que les optimistes nous disent, nous leur répliquerons que si le monde ne pouvait exister sans les êtres sensibles, ni les êtres sensibles sans la douleur, il n’y avait qu’à demeurer en repos. Il s’était bien passé une éternité sans que cette sottise-là fût.

Le monde, une sottise ! Ah ! mon amie, la belle sottise pourtant ! C’est, selon quelques habitants du Malabar, une des soixante-quatorze comédies dont l’Éternel s’amuse.

Leibnitz, le fondateur de l’optimisme, aussi grand poëte que profond philosophe, raconte quelque part qu’il y avait dans un temple de Memphis une haute pyramide de globes placés les uns sur les autres ; qu’un prêtre, interrogé par un voyageur sur cette pyramide et ces globes, répondit que c’étaient tous les mondes possibles, et que le plus parfait était au sommet ; que le voyageur, curieux de voir ce plus parfait des mondes, monta au haut de la pyramide, et que la première chose qui frappa ses yeux attachés sur le globe du sommet, ce fut Tarquin qui violait Lucrèce.

Je ne sais qui est-ce qui rappela ce trait que je connaissais et dont je crois vous avoir entretenue.

C’est une chose singulière que la conversation, surtout lorsque la compagnie est un peu nombreuse. Voyez les circuits que nous avons faits ; les rêves d’un malade en délire ne sont pas plus hétéroclites. Cependant, comme il n’y a rien de décousu ni dans la tête d’un homme qui rêve, ni dans celle d’un fou, tout se tient aussi dans la conversation ; mais il serait quelquefois bien difficile de retrouver les chaînons imperceptibles qui ont attiré tant d’idées disparates. Un homme jette un mot qu’il détache de ce qui a précédé et suivi dans sa tête ; un autre en fait autant, et puis attrape qui pourra. Une seule qualité physique peut conduire l’esprit qui s’en occupe à une infinité de choses diverses. Prenons une couleur, le jaune, par exemple : l’or est jaune, la soie est jaune, le souci est jaune, la bile est jaune, la paille est jaune ; à combien d’autres fils ce fil ne répond-il pas ? La folie, le rêve, le décousu de la conversation consistent à passer d’un objet à un autre par l’entremise d’une qualité commune.

Le fou ne s’aperçoit pas qu’il en change. Il tient un brin de paille jaune et luisante à la main, et il crie qu’il a saisi un rayon du soleil. Combien d’hommes qui ressemblent à ce fou sans s’en douter ! et moi-même, peut-être dans ce moment.

Le mot de viol lia le forfait de Tarquin avec celui de Lovelace. Lovelace est le héros du roman de Clarisse, et nous voilà sautés de l’histoire romaine à un roman anglais. On disputa beaucoup de Clarisse. Ceux qui méprisaient cet ouvrage le méprisaient souverainement ; ceux qui l’estimaient, aussi outrés dans leur estime que les premiers dans leur mépris, le regardaient comme un des tours de force de l’esprit humain. Je l’ai : je suis bien fâché que vous ne l’ayez pas enfermé dans votre malle. Je ne serai content ni de vous ni de moi que je ne vous aie amenée à goûter la vérité de Paméla, de Tom-Jones, de Clarisse, et de Grandisson.

Il s’est dit et fait ici tant de choses sages et folles, que je ne finirais pas si je ne rompais le fil pour aller tout de suite à deux petites aventures burlesques dont je ne saurais vous faire grâce, quoique je sache très-bien qu’elles sont puériles et d’une couleur qui ne revient guère à la situation d’esprit où vous êtes.

Nous sommes tous logés au premier, le long d’un même corridor ; les uns sur la cour d’entrée et les fossés, les autres sur le jardin et la campagne. Oh ! chère amie, combien je suis bavard ! « Ne pourrai-je jamais », comme disait Mme de Sévigné, qui était aussi bavarde et aussi gloutone, quoi ! « ne plus manger et me taire ! »

Le soir nous étions tous retirés. On avait beaucoup parlé de l’incendie de M. de Bacqueville[3], et voilà Mme d’Aine qui se ressouvient, dans son lit, qu’elle a laissé une énorme souche embrasée sous la cheminée du salon ; peut-être qu’on n’aura pas mis le garde-feu, et puis la souche roulera sur le parquet comme il est déjà arrivé une fois. La peur la prend ; et, comme elle ne commande rien de ce qu’elle peut faire, elle se lève, met ses pieds nus dans ses pantoufles, et sort de sa chambre en corset de nuit et en chemise, une petite lampe de nuit à la main. Elle descendait l’escalier, lorsque M. Le Roy, qui veille d’habitude, et qui s’était amusé à lire dans le salon, remontait ; ils s’aperçoivent. Mme d’Aine se sauve, M. Le Roy la poursuit, l’atteint, et le voilà qui la saisit par le milieu du corps, et qui la baise ; et elle crie : À moi ! à moi ! à mon secours ! Les baisers de son ravisseur l’empêchaient de parler distinctement. Cependant on entendait à peu près : À moi, mes gendres ! s’il me fait un enfant, tant pis pour vous. Les portes s’ouvrent ; on passe sur le corridor, et l’on n’y trouve que Mme d’Aine fort en désordre, cherchant sa cornette et ses pantoufles dans les ténèbres ; car sa lampe s’était éteinte et renversée, et notre ami s’était renfermé chez lui.
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Du Grandval, le 20 octobre 1760[1].

Voici, ma bonne amie, la suite de nos journées. Je vous en aurais peut-être fait un récit amusant ; mais le moyen de plaisanter et de rire, lorsque nos âmes sont dans la tristesse. Je parle de votre mère, de votre sœur et de vous. Qu’il est heureusement né cet ami ! que j’envie son caractère ! L’espérance reste toujours au fond de sa boîte ; au contraire, le hasard vient-il à à entr’ouvrir le couvercle de la mienne, c’est la première chose qui s’en va. Ce n’est pas que je n’aperçoive aussi les fils auxquels je pourrais m’accrocher ; mais je les vois si faibles et si déliés que je n’oserais m’y fier. J’aime presque autant m’abandonner au torrent que de saisir la feuille d’un saule.

Nous avons ici beaucoup de monde ; M. Le Roy, comme je vous l’ai dit, l’ami Grimm et l’abbé Galiani, M. et Mme R… J’aime la physionomie de M. R… S’il avait seulement la moitié de l’esprit qu’elle promet ! C’est un mélange de finesse et de volupté. Le matin, lorsque ses longs cheveux bruns tombent en boucles négligées sur ses épaules, on le prendrait pour l’Hymen, mais comme il est le lendemain d’une noce, blême et un peu fatigué. Mme R. était vêtue d’un rouge foncé qui lui sied mal, et notre ami lui disait : « Comment, chère sœur, vous voilà belle comme un œuf de Pâques ! » D’Alinville et Mme Geoffrin presque point ennuyés, chose rare. Mme de Charmoi toujours avec ses beaux yeux et sa mine intéressante. Mon fils d’Aine[2], M. et Mme Schistre, M. Schistre avec sa mandore et son tympanon, et puis deux ou trois inconnus brochant sur le tout.

Je tiens à mon aise partout, mais plus encore à la campagne qu’ailleurs. J’occupe un appartement de femme ; c’est le plus agréable de la maison ; au milieu de ce monde il m’est resté, et j’en aime encore un peu plus notre hôtesse.

Plus la compagnie est nombreuse, plus on est libre. Tout à moi, je n’ai jamais eu tant de temps pour lire, pour me promener, pour être à vous, pour vous aimer et pour vous l’écrire.

Notre dîner a été très-gai. M. Le Roy racontait qu’une fois il avait été malheureux en amour. « Rien qu’une fois ? — Pas davantage..... » Alors il dormait ses quinze heures et il engraissait à vue d’œil. « Mais un amant malheureux doit être défait. — Ou le paraître, et il n’y avait pas moyen. C’est ce qui me désespérait. » Il reposait en raison de la peine qu’il avait endurée ; et quand il avait reposé, il pouvait souffrir derechef en raison du repos qu’il avait pris. « Sans cela vous n’y auriez pas suffi. — Il est vrai ; mais du soir au matin j’étais tout frais pour la peine..... — Mais si, malheureux, vous dormez vos quinze heures ; heureux, combien dormez-vous ? — Presque point. — Le bonheur vous fatigue peu. — On ne peut moins, et puis je répare vite. »

Vous comprenez tout ce que cela doit devenir à table, au dessert, entre douze ou quinze personnes, avec du vin de Champagne, de la gaieté, de l’esprit, et toute la liberté des champs.

Mme Geoffrin fut fort bien ; je fis un piquet avec elle, d’Alinville et le Baron. Je remarque toujours le goût noble et simple dont cette femme s’habille. C’était, ce jour-là, une étoffe simple, d’une couleur austère, des manches larges, le linge le plus uni et le plus fin, et puis la netteté la plus recherchée de tout côté. Elle me demanda de la mère et de l’enfant. Je répondis de l’enfant que je craignais qu’elle n’eût une vie agitée et malheureuse ; car elle était ennuyée du repos. « Tant mieux, me dit-elle, elle se remuera pour les paresseux » ; et elle en prit occasion de faire l’éloge de Mme d’Aine, que son attention continuelle pour nous autres fainéants tenait un pied levé et l’autre en l’air.

Ah ! mon amie, où étiez-vous ? Que faisiez-vous à Isle, où vous étiez, lorsque je vous désirais ici ? Partout où je rencontre le plaisir, je vous y souhaite. Voilà M. Schistre qui prend sa mandore. Le voilà qui joue quelque musique. Quelle exécution ! Tout ce que ses doigts font dire à des cordes est incroyable ; et comme Mme d’Holbach et moi nous n’en perdions pas un mot ! — Le joli courroux ! — Que cette plainte est douce ! — Il se dépite ; il prend son parti. — Je le crois. — Les voilà qui se raccommodent. — Il est vrai. — Le moyen de tenir contre un homme qui sait s’excuser ainsi ! — Il est sûr que nous entendions tout cela.

M. Schistre quitta sa mandore, et la vivacité de notre plaisir devint le sujet de la conversation. Nous les laissâmes dire tout ce qu’ils voulurent, et nous préférâmes jouir en silence du reste de notre émotion. Le moment de palpitation qui suit un grand plaisir est encore un moment fort doux : car le cœur palpite avant et après le plaisir.

Mme Geoffrin ne découche point ; sur les six heures du soir, elle nous embrassa, et remonta dans sa voiture avec l’ami d’Alinville, et la voilà partie.

Sur les sept heures, ils se sont mis à des tables de jeu, et MM. Le Roy, Gimm, l’abbé Galiani et moi, nous avons causé. Oh ! pour cette fois, je vous apprendrai à connaître l’abbé, que peut-être vous n’avez regardé jusqu’à présent que comme un agréable. Il est mieux que cela.

Il s’agissait entre Grimm et M. Le Roy du génie qui crée et de la méthode qui ordonne. Grimm déteste la méthode ; c’est, selon lui, la pédanterie des lettres. Ceux qui ne savent qu’arranger feraient aussi bien de rester en repos ; ceux qui ne peuvent être instruits que par des choses arrangées feraient tout aussi bien de rester ignorants. « Mais c’est la méthode qui fait valoir. — Et qui gâte. — Sans elle, on ne profiterait de rien. — Qu’en se fatiguant, et cela n’en serait que mieux. Où est la nécessité que tant de gens sachent autre chose que leur métier ? » Ils dirent beaucoup de choses que je ne vous rapporte pas, et ils en diraient encore, si l’abbé Galiani ne les eût interrompus comme ceci :

« Mes amis, je me rappelle une fable, écoutez-la. Elle sera peut-être un peu longue, mais elle ne vous ennuiera pas.

« Un jour, au fond d’une forêt, il s’éleva une contestation sur le chant entre le rossignol et le coucou. Chacun prise son talent. « — Quel oiseau, disait le coucou, a le chant aussi facile, aussi simple, aussi naturel et aussi mesuré que moi ? »

« — Quel oiseau, disait le rossignol, l’a plus doux, plus varié, plus éclatant, plus léger, plus touchant que moi ? »

« Le coucou : « Je dis peu de choses ; mais elles ont du poids, de l’ordre, et on les retient. »

« Le rossignol : « J’aime à parler ; mais je suis toujours nouveau, et je ne fatigue jamais. J’enchante les forêts ; le coucou les attriste. Il est tellement attaché à la leçon de sa mère, qu’il n’oserait hasarder un ton qu’il n’a point pris d’elle. Moi, je ne reconnais point de maître. Je me joue des règles. C’est surtout lorsque je les enfreins qu’on m’admire. Quelle comparaison de sa fastidieuse méthode avec mes heureux écarts ! »

« Le coucou essaya plusieurs fois d’interrompre le rossignol. Mais les rossignols chantent toujours et n’écoutent point ; c’est un peu leur défaut. Le nôtre, entraîné par ses idées, les suivait avec rapidité, sans se soucier des réponses de son rival.

« Cependant, après quelques dits et contredits, ils convinrent de s’en rapporter au jugement d’un tiers animal.

« Mais où trouver ce tiers également instruit et impartial qui les jugera ? Ce n’est pas sans peine qu’on trouve un bon juge. Ils vont en cherchant un partout.

« Ils traversaient une prairie, lorsqu’ils y aperçurent un âne des plus graves et des plus solennels. Depuis la création de l’espèce, aucun n’avait porté d’aussi longues oreilles. « Ah ! dit le coucou en les voyant, nous sommes trop heureux ; notre querelle est une affaire d’oreilles ; voilà notre juge ; Dieu le fit pour nous tout exprès. »

« L’âne broutait. Il n’imaginait guère qu’un jour il jugerait de musique. Mais la Providence s’amuse à beaucoup d’autres choses. Nos deux oiseaux s’abattent devant lui, le complimentent sur sa gravité et sur son jugement, lui exposent le sujet de leur dispute, et le supplient très-humblement de les entendre et de décider.

« Mais l’âne, détournant à peine sa lourde tête et n’en perdant pas un coup de dent, leur fait signe de ses oreilles qu’il a faim, et qu’il ne tient pas aujourd’hui son lit de justice. Les oiseaux insistent ; l’âne continue à brouter. En broutant son appétit s’apaise. Il y avait quelques arbres plantés sur la lisière du pré. « Eh bien ! leur dit-il, allez là : je m’y rendrai ; vous chanterez, je digérerai, je vous écouterai, et puis je vous en dirai mon avis. »

« Les oiseaux vont à tire-d’aile et se perchent ; l’âne les suit de l’air et du pas d’un président à mortier qui traverse les salles du palais : il arrive, il s’étend à terre et dit : « Commencez, la cour vous écoute. » C’est lui qui était toute la cour.

« Le coucou dit : « Monseigneur, il n’y a pas un mot à perdre de mes raisons ; saisissez bien le caractère de mon chant, et surtout daignez en observer l’artifice et la méthode. » Puis, se rengorgeant et battant à chaque fois des ailes, il chanta : coucou, coucou, coucoucou, coucoucou, coucou, coucoucou. » Et après avoir combiné cela de toutes les manières possibles, il se tut.

« Le rossignol, sans préambule, déploie sa voix, s’élance dans les modulations les plus hardies, suit les chants les plus neufs et les plus recherchés ; ce sont des cadences ou des tenues à perte d’haleine ; tantôt on entendait les sons descendre et murmurer au fond de sa gorge comme l’onde du ruisseau qui se perd sourdement entre des cailloux, tantôt on les entendait s’élever, se renfler peu à peu, remplir l’étendue des airs et y demeurer comme suspendus. Il était successivement doux, léger, brillant, pathétique, et quelque caractère qu’il prît, il peignait ; mais son chant n’était pas fait pour tout le monde.
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Au Grandval, le 18 octobre 1760.

Nous recevrons, vous mes lettres, moi les vôtres, deux à deux ; c’est une affaire arrangée. Combien d’autres plaisirs qui s’accroissent par l’impatience et le délai ! Éloigner nos jouissances, souvent c’est nous servir ; faire attendre le bonheur, c’est ménager à son ami une perspective agréable ; c’est en user avec lui comme l’économe fidèle qui placerait à un haut intérêt le dépôt oisif qu’on lui aurait confié. Voilà des maximes qui ne déplairont pas à votre sœur. J’en ai entendu de plus folles encore. Il y en a qui disent qu’on ne s’ennuie presque jamais d’espérer, et qu’il est rare qu’on ne s’ennuie pas d’avoir. Je réponds, moi, qu’on espère toujours avec quelque peine, et qu’on ne jouit jamais sans quelque plaisir. Et puis la vie s’échappe, la sagacité des hommes a donné au temps une voix qui les avertit de sa fuite sourde et légère. Mais à quoi bon l’heure sonne-t-elle, si ce n’est jamais l’heure du plaisir ? Venez, mon amie ; venez que je vous embrasse, venez et que tous vos instants et tous les miens soient marqués par notre tendresse ; que votre pendule et la mienne battent toujours la minute où je vous aime et que la longue nuit qui nous attend soit au moins précédée de quelques beaux jours.

Je suis désolé que cette irrégularité des postes ou de notre correspondance soit de temps en temps si cruelle pour vous. Mais, chère amie, que voulez-vous que j’y fasse ? Je vous dirai comme milord d’Albemarle à Lolotte, qui admirait l’éclat d’une belle étoile : « Ah ! mon amie, ne la louez pas tant, car je ne saurais vous la donner. » Ah ! chère amie, ne vous plaignez pas tant de la lenteur des courriers, je ne saurais les faire aller plus vite.

Vous les demandez donc, mes lettres ? vous les recevrez donc de sa main, sans humeur de sa part, sans contrainte de la vôtre ? Mais cela est assez joli !
Et que vous dit l’honnête de Prisye ? Nous devions nous voir, causer de vous, abréger votre absence, ou l’alléger ainsi ; mais les campagnes nous ont tous dispersés. Combien de reconnaissances et de doux reproches se feront à la Saint-Martin !

En voilà donc encore deux dont il faut dire qu’il n’y a pas assez d’étoffe pour en faire ou d’honnêtes gens ou des fripons ! et combien d’autres que nous connaissons, et combien d’autres encore que nous ne connaissons pas !

J’ai très-bien compris l’arrangement qu’on vous propose. La promptitude avec laquelle vous en avez démêlé l’injustice me ravit, mais ne me surprend pas. Lorsque le sentiment est délicat et que l’intérêt n’offusque pas la raison, cela ne manque pas d’arriver. Les hommes partiraient presque tous de la même vitesse, s’ils suivaient la même impulsion de leur cœur. Il est bien rare que le cœur mente, mais on n’aime pas à l’écouter.

Chère femme, combien je vous aime ! combien je vous estime ! En dix endroits votre lettre m’a pénétré de joie. Je ne saurais vous dire ce que la droiture et la vérité font sur moi. Si le spectacle de l’injustice me transporte quelquefois d’une telle indignation que j’en perds le jugement, et que, dans ce délire, je tuerais, j’anéantirais ; aussi celui de l’équité me remplit d’une douceur, m’enflamme d’une chaleur et d’un enthousiasme où la vie, s’il fallait la perdre, ne me tiendrait à rien : alors il me semble que mon cœur s’étend au dedans de moi, qu’il nage ; je ne sais quelle situation délicieuse et subite me parcourt partout ; j’ai peine à respirer ; il s’excite à toute la surface de mon corps comme un frémissement ; c’est surtout au haut du front, à l’origine des cheveux qu’il se fait sentir ; et puis les symptômes de l’admiration et du plaisir viennent se mêler sur mon visage avec ceux de la joie, et mes yeux se remplissent de pleurs. Voilà ce que je suis quand je m’intéresse vraiment à celui qui fait le bien. Ô ma Sophie, combien de beaux moments je vous dois ! combien je vous en devrai encore ! Ô Angélique, ma chère enfant, je te parle ici et tu ne m’entends pas ; mais si tu lis jamais ces mots quand je ne serai plus, car tu me survivras, tu verras que je m’occupais de toi, et que je disais, dans un temps où j’ignorais quel sort tu me préparais, qu’il dépendait de toi de me faire mourir de plaisir ou de peine. Les parents ne sont pas assez affligés quand leurs enfants font le mal ; ils ne sont pas assez heureux quand leurs enfants font le bien ; jamais ils ne voient le plaisir et la peine faire couler leurs pleurs.

Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut il y a plus de trente ans, et je m’en souviens comme d’hier, lorsque mon père me vit arriver du collège les bras chargés des prix que j’avais remportés, et les épaules chargées des couronnes qu’on m’avait données, et qui, trop larges pour mon front, avaient laissé passer ma tête. Du plus loin qu’il m’aperçut, il laissa son ouvrage, il s’avança sur sa porte, et se mit à pleurer. C’est une belle chose qu’un homme de bien et sévère qui pleure !

Chère amie, pardonnez-moi cet écart, c’est vous qui m’avez échauffé. J’ai suivi ma chaleur, et j’ai écrit tout ce qu’elle m’inspirait

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J’aurais été fâché que vous eussiez eu à répondre à ces gens-là. Laissez faire votre mère ; c’est elle qui se possède. À quoi bon accroître les mauvaises dispositions des méchants, en leur jetant du mépris au visage ? Votre mère aura répondu sur-le-champ, comme vous n’eussiez fait, vous, que le lendemain. Lorsque la chose se présente, il semble qu’elle ait toujours eu un jour ou deux par-devant elle ; c’est l’effet de l’expérience et du bon jugement.

Il faut insister sur l’exécution rigoureuse de la transaction, et exiger vos intérêts et vos remboursements aux temps prescrits. On en passera par là.

Mes amies, je vous conseille de ne pas vous creuser la tête sur des choses qui n’auront pas lieu. Quand on a la justice et le bon sens pour soi, on est bien fort. Ne voyez-vous pas déjà dans les précautions obliques que ces indignes prennent avec vous qu’ils ont peur ?

N’allez pas surtout souffler à madame votre mère votre austérité. Je n’aime pas que la vertu gâte les affaires. Ayant à plaider l’intérêt de ses enfants et celui de ses petits-enfants auprès d’un de ses gendres, n’aura-t-elle pas assez beau jeu ? Mettre les choses au pis-aller, affaire de caractère ; quand c’est de courage, comme en vous, et non de désespoir et de pusillanimité comme en d’autres, à la bonne heure. Tout cela vous tracasse beaucoup ? Peut-être l’aurais-je craint, si je ne vous avais pas vue dans vos premiers embarras.

Le seul moyen sûr avec des fripons, c’est de sortir de leurs mains, n’importe comment.

Au reste, mon amie, rappelez-vous le moment où je m’attachai à vous ; et songez que s’il pouvait arriver que je vous aimasse et que je vous respectasse davantage, la misère le ferait. Je vous dirais comme Charlotte à Lenson : « Je n’aurais pas un toit, j’aurais à peine du pain, que je voudrais coucher à l’air et pâtir à côté de vous. »

Je vous demande mille pardons, à madame votre mère, à votre sœur et à vous, de l’envoi du petit roman et de quelque trait de gaieté indiscrètement répandu dans ma dernière lettre. Je dis indiscrètement, sans savoir pourquoi, car j’ignorais vos inquiétudes quand j’écrivis.

J’attendrai vos ordres pour reprendre la suite de nos entretiens, si cela vous distrait un peu et vous convient.

Le malheur d’un ennemi qui aurait attenté à ma vie me rapprocherait de lui.

Tout mon dévouement et tout mon respect à madame votre mère.

Tout mon dévouement et tout mon respect à madame votre sœur.

Heureux ou malheureux, je vous suis attaché jusqu’au tombeau.

Adieu, femme de bien.
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Au Grandval, le 15 octobre 1760.2/

Quand on fait tant que d’aimer une femme, il en faut être éperdu, mon amie, comme je le suis de vous… Mais j’attends toujours une de vos lettres, et il n’en vient point. Mes fenêtres donnent sur le chemin ; je jette les yeux au loin, et si quelqu’un s’avance de ce côté, je le prends tout de suite pour le commissionnaire de Damilaville. Combien y serai-je encore trompé de fois ?… Le mauvais temps a fort allongé la visite de nos habitants de Sussy. On a dit que celle qui n’aurait pas été aimée d’un homme faible ignorerait les caresses de l’amour. Autre thèse : Qu’il y avait plus de rapport qu’on ne croyait entre la dévotion et la tendresse : que la dévotion, tout bien pesé, consistait à se priver des choses qui ne nous plaisaient plus et qui nous échappaient, et à expier par des sacrifices qui ne coûtent rien la jouissance de celles qu’on aimait encore et qu’on se pouvait procurer. Il m’a semblé que cela avait été mieux dit que je ne vous l’écris. Cependant les voilà partis, et nous revenus à notre première conversation.

Il y a plusieurs contrées où les premières nuits d’une nouvelle mariée appartiennent aux prêtres, à condition cependant que la nouvelle mariée sera d’une famille illustre. Les Nambouris, c’est ainsi que l’on appelle ce clergé, n’accordent pas cette faveur à tous les maris. Là on croit ces hommes impeccables, tout ce qu’ils font est bien ; c’est-à-dire qu’ils disposent de tout comme il leur plaît, sans avoir à répondre de leurs actions. Les Juifs, qui avaient vécu longtemps sous la théocratie, n’étaient pas exempts de ce préjugé. Le prophète Osée disait à une courtisane : L’amie, couchez-vous là, et que je vous fasse un enfant de fornication, et personne n’était scandalisé ni du propos ni de la chose. Le péché irrémissible, c’est de frapper un prêtre ; celui qui le tuerait, par accident serait condamné à mendier toute sa vie, le crâne du prêtre à la main.

Ah ! chère amie, où est cette sérénité d’âme que j’avais l’an passé ? Mme d’Holbach a la même finesse, Mme d’Aine la même gaieté ; le Baron est aussi aimable, l’Écossais aussi original, mais je n’ai plus le pinceau avec lequel je vous les peignais… Le ciel continue de se résoudre en eau, et moi de me désoler. Mes lettres sont arrêtées à Charenton. Quand arriveront-elles ici ? Quand aurez-vous celle-ci ? En attendant, vous souffrirez beaucoup ! la même peine que moi ! Cette idée double la mienne. Vous vous plaindrez à votre sœur, et elle, qui ne demande pas mieux que de me trouver des torts, m’en supposera, et ses discours iront me chercher jusqu’au fond de votre cœur, et m’y blesser. Ce sont des coups d’épingle qui, réitérés, font mourir… je vous en avertis… Notre piquet est fait. Le Baron peut essuyer deux quatre-vingt-dix de suite sans se fâcher. Nous avons soupé. Nos femmes sont étendues sur un même canapé, et nous autres nous sommes rassemblés autour du foyer. Encore un mot de nos Chinois. Ils ne savent ce que c’est que la promenade. Celui qui sortirait de chez lui sans affaire et qu’on verrait aller et venir sous des arbres passerait pour un fou. On les accoutume dès leur plus tendre enfance à durer des heures entières dans la même attitude ; dans un âge plus avancé, semblables à des statues, ils restent un temps incroyable, le corps, la tête, les pieds, les mains, les jambes, les bras, les sourcils, les paupières immobiles. Ils doivent en contracter la facilité de méditer profondément. Il est incroyable jusqu’où ils se possèdent. On a beau faire, on ne les tire point de leur assiette tranquille. Fripons entre eux et avec l’étranger, ils disent que ce sont leurs dupes qui sont des sots ou des étourdis. « Une fois, dit le père Hoop, je fus un de ces sots, de ces étourdis-là ; c’est-à-dire que je fus trompé par un commerçant chinois et fripon. J’allai lui représenter combien il m’avait lésé : « Cela est vrai, me répondit-il, vous l’êtes beaucoup, mais il faut payer. — Mais où est la bonne foi, la droiture ? — Je n’en sais rien, mais il faut payer. « Après avoir essayé les paroles douces, j’en vins aux gros mots, je l’appelai coquin, maraud, fripon. Tout ce qui vous plaira, mais il faut payer. » Je n’en pus jamais tirer autre chose, et je payai. En recevant mon argent : « Étranger, me dit-il, tu vois bien que tu n’as pas gagné un sou à te mettre en colère. Eh ! que ne payais-tu tout de suite, sans te fâcher ? cela eût été beaucoup mieux. » Mais ne vous ai-je pas écrit, ou parlé d’une bizarrerie de toute cette nation ? En regardant les meubles et les porcelaines peintes qui nous viennent de ce pays, il n’est pas que l’extravagance des figures ne vous ait frappée. Savez-vous d’où cela vient ? C’est que, loin de prendre la nature pour modèle, ils cherchent à s’en écarter le plus qu’ils peuvent ; ils disent pour leur raison qu’on la voit sans cesse, et quelque talent qu’on ait, quelque peine qu’on se donne, qu’on n’en approche pas ; d’où ils concluent que tout ouvrage exécuté dans ce genre d’imitation doit dégoûter et faire pitié, au lieu qu’en s’abandonnant au délire de l’imagination, les plantes, les animaux, les hommes, les êtres qu’on crée, ne ressemblant à rien, ne peuvent être accusés de défaut. Mais, dirais-je à un Chinois, je voudrais bien savoir quelle perfection on y peut louer. On assure cependant qu’ils font d’après nature des choses prodigieuses, quand on l’exige d’eux, et qu’ils saisissent singulièrement la ressemblance. Pour moi, j’aurai toujours peine à croire que la vérité de la couleur, la correction du dessin, et l’intelligence des ombres et des lumières soient portées jusqu’à un certain point chez un peuple qui méprise ces qualités ; à moins que la perfection du travail ne soit le résultat de l’abondance dont il jouit et de la patience de son caractère.

Chère amie, je vais laisser là notre radotage philosophique, pour vous entretenir de sujets plus familiers… Comme nous étions occupés une de ces après-midi, le père Hoop, le Baron et moi, à faire une partie de billard, on entend le bruit d’une voiture légère sur la chaussée ; la porte de la salle de billard s’ouvre subitement. C’est Mme d’Holbach qui entre, et qui nous demande avec une joie qui rayonnait autour de son visage comme une auréole : « Devinez la visite qui nous vient ? » Comme nous ne devinions personne qui nous aimât assez pour venir s’enfermer avec nous par le temps qu’il faisait : « C’est M. Le Roy[3] », nous dit-elle. Nous allâmes tous l’embrasser. Si vous savez combien je l’aime, vous saurez aussi combien il m’a été doux de le voir. Il y avait près de trois mois que j’en avais besoin. Il avait passé tout ce temps à jouir d’une petite retraite qu’il s’est faite dans la forêt. Cette retraite s’appelle les Loges. Malheur aux paysannes innocentes et jeunes qui s’amuseront aux environs des Loges ! Paysannes innocentes et jeunes, fuyez les Loges ! C’est là que le satyre habita. Malheur à celle que le satyre aura rencontrée auprès de sa demeure ! C’est en vain qu’elle tendra ses mains au ciel, et qu’elle appellera sa mère ; le ciel ni sa mère ne l’entendront plus ; ses cris seront perdus dans la forêt ; personne ne viendra qui la délivre du satyre ; et quand le satyre l’aura surprise une fois aux environs de sa demeure, elle y retournera pour en être surprise encore. Si le hasard conduit encore les pas du satyre vers elle, elle s’enfuira connue auparavant, mais plus lentement, et peut-être retournera-t-elle la tête en fuyant ; et quand le satyre l’atteindra, elle ne l’égratignera plus ; elle dira qu’elle va crier, mais elle ne criera plus ; elle n’appellera plus sa mère. Mais le satyre ne la cherchera pas longtemps ; car il est plus inconstant encore que libertin. Le bélier qui paît l’herbe qui croît autour de sa cabane n’est pas plus libertin ; le vent qui agite la feuille du lierre qui la tapisse est moins changeant. Celles qu’il ne recherchera plus et qui se seront amusées inutilement autour de sa cabane, et il y en aura beaucoup, s’en retourneront tristes et chagrines en disant au dedans d’elles-mêmes : méchant satyre ! ô satyre inconstant ! si je l’avais su ! Et leurs compagnes, qui verront leur tristesse, leur en demanderont la cause ; et elles ne la diront pas : et les autres bergères innocentes et jeunes continueront de s’amuser autour de la cabane du satyre ; et lui de les surprendre, de les surprendre encore une fois, de ne les surprendre plus ; et elles de se taire. Voilà, mon amie, ce qu’on appelle une idylle que je vous fais, tandis que le satyre, l’oreille dressée, se réjouit à dire des contes à nos femmes. À propos de beaux yeux, il leur dit qu’un jour Saint-Évremond s’endormit entre deux femmes qui se disputaient sur ce qu’il faut appeler de beaux yeux. La matière était importante ; chacune avait la prétention. On allégua beaucoup de choses fines et profondes ; on en allégua beaucoup de brillantes, et de réfléchies. Cependant Saint-Évremond, qui goûtait au milieu de la dispute le sommeil le plus doux, fut pris pour juge. Une des deux femmes, le tirant par le bras, lui dit : « À votre avis, monsieur, quels sont les plus beaux ? » Saint-Évremond se frottant les yeux, leur dit : « Les plus beaux !… Ce sont les petits et ridés. — Les yeux petits et ridés sont les plus beaux ! y pensez-vous ? — Ah ! ah ! vous parlez d’yeux ! Ma foi, j’ai cru que deux femmes de cour s’entretenaient d’autre chose. » Et voilà Mme d’Holbach qui baisse les yeux et qui joue l’inattention, et Mme d’Aine qui se met à rire comme une folle, en disant : « C’est une bonne connaissance à voir. — Mais pourquoi si bonne ? Il est toujours trop tard pour s’en servir. » Voilà encore un endroit qu’il ne faut pas lire à notre sœur Uranie.

Mais puisque je suis en train de vous écrire toutes nos minuties, il ne faut pas que j’oublie de vous raconter comme quoi Pouf, le fils de Thisbé, qui avait fait concevoir de lui de si grandes espérances, a jeté la division parmi nous. Thisbé est une élégante, Sibéli la vit et l’aima. Sibéli a été élevé à la c
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Au Grandval, le 15 octobre 1760.

Des pluies continuelles nous tiennent renfermés. Mme d’Holbach s’use la vue à broder ; Mme d’Aine digère étalée sur des oreillers ; le père Hoop, les yeux à moitié fermés, la tête fichée sur ses deux épaules, et les mains collées sur ses deux genoux, rêve, je crois, à la fin du monde. Le Baron lit, enveloppé dans une robe de chambre et renforcé dans un bonnet de nuit ; moi, je me promène en long et en large, machinalement. Je vais à la fenêtre voir le temps qu’il fait, et je crois que le ciel fond en eau, et je me désespère..... Est-il possible que j’aie déjà vécu près de quinze jours sans avoir entendu parler de vous ? Ne m’avez-vous point écrit ? ou Damilaville a-t-il oublié nos arrangements ? ou ce subalterne qui devait recevoir vos lettres à Charenton, me les apporter ici, et prendre les miennes, serait-il arrêté par les mauvais temps ? C’est cela. Quand il s’agit d’accuser les dieux ou les hommes, c’est aux dieux que je donne la préférence. Il y a près de deux lieues d’ici à Charenton ; les chemins sont impraticables ; et le ciel est si incertain qu’on ne peut s’éloigner pour une heure, sans risquer d’être noyé. Cependant je suis très-maussade ; c’est Mme d’Aine qui me le dit à l’oreille. Les sujets de conversation qui m’intéresseraient le plus, si j’avais l’âme satisfaite, ne me touchent presque pas. Le Baron a beau dire : « Allons donc, philosophe, réveillez-vous », je dors. Il ajoute inutilement : « Croyez-moi ; amusez-vous ici, et soyez sûr qu’on s’amuse bien ailleurs sans vous. » Je n’en crois rien. Comme il n’y a rien à tirer de moi, le voilà qui s’adresse au père Hoop. « Eh bien, vieille momie, que ruminez-vous là ? — Je rumine une idée bien creuse. — Et cette idée, c’est ? — C’est qu’il y a eu un moment où il n’a tenu à rien que l’Europe ne vît un jour le souverain pontificat et la royauté réunis dans la même personne et ne soit retombée à la longue sous le gouvernement sacerdotal. — Quand, et comment cela ? — Ce fut lorsqu’on délibéra si l’on permettrait ou non aux prêtres de se marier. Les Pères du Concile de Trente, attachés à de misérables petites vues de discipline ecclésiastique, étaient bien loin de sentir toute l’importance de cette affaire. — Ma foi, je ne la sens pas plus qu’eux. — Écoutez-moi. Si l’on eût permis aux prêtres de se marier, n’est-il pas certain que le souverain marié eût pu se faire ordonner prêtre ? Et croyez-vous que, fatigué des embarras continuels que les chefs du clergé donnent partout aux souverains, aucun d’entre eux ne se fût avisé de les terminer en réunissant en sa personne la puissance ecclésiastique à la puissance civile ? et si cet exemple eût été donné une fois, croyez-vous qu’il n’eût pas été suivi ? — C’est-à-dire, père Hoop, que le roi aurait dit la messe et fait le prône ? — Oui, madame, tout comme un autre. Le souverain ordonné eût fait ordonner son fils ; les princes du sang se seraient fait ordonner eux et leurs enfants. Vous verriez aujourd’hui tous les grands engagés dans les ordres ; la nation divisée en deux classes : l’une noble et l’autre sacerdotale, qui aurait rempli les fonctions importantes de la société, et qui aurait attiré vers elle le respect que l’on doit à la dignité, à la naissance et aux talents ; l’autre imbécile, stupide, esclave, avilie, qui aurait été condamnée aux travaux mécaniques et que la double autorité des lois et de la superstition aurait tenue sans cesse courbée sous le joug. Bientôt la science se serait retirée dans le sein des familles nobles et sacerdotales ; pontifes et juges de la nation, les grands auraient encore été ses médecins, ses astronomes, ses théologiens, ses jurisconsultes, ses historiens, ses poëtes, ses géomètres, ses chimistes, ses naturalistes, ses musiciens. Jaloux de la lumière qu’ils n’auraient pas manqué d’envier à la multitude, ils n’auraient trouvé de moyen plus sûr de la réserver à leurs enfants que par la langue secrète et l’écriture sacrée ; l’hiéroglyphe aurait reparu avec le silence et le mystère des collèges anciens ; l’imbécillité nationale s’accroissant avec le temps, l’hiéroglyphe, qui n’eût été dans le commencement qu’un symbole, serait devenu une idole pour le peuple, qui serait descendu peu à peu dans les absurdités de la superstition égyptienne, et Dieu sait quand il en serait sorti. Il y a des révolutions qui ont eu des causes moins importantes et des suites plus étranges. Quoi qu’il en soit, le magianisme des Perses n’a peut-être pas eu d’autre commencement. — Et si tout cela avait eu lieu, ma fille, tu coucherais avec un prêtre et tu ferais des petits clercs. »

Combien de choses, pour et contre cette idée, n’aurais-je pas dites, si j’avais été capable d’attention ! Mais une inquiétude a saisi mon esprit, et je ne saurais l’en délivrer..... Arrivez donc, lettres de mon amie ; venez me rendre à mes amis, à leur entretien et aux autres amusements de la maison où je suis.

Ils conviennent tous deux que le gouvernement sacerdotal est le pire de tous ; et les raisons qu’ils en apportent me frappent. « Point de commandement plus dur et plus absolu que celui qui s’exerce de la part des dieux. La masse des préjugés et des superstitions s’accroissant au gré de la cupidité du prêtre, elle devient énorme à la fin ; c’est un fardeau sous lequel la liberté et la raison sont également étouffées. Plus celui qui commande met de disproportion et de distance entre lui et celui qui lui obéit, moins le sang et la sueur de celui-ci lui sont précieux, plus la servitude est cruelle. Partout où les prêtres ont été souverains, il reste dans la vénération que les peuples leur portent encore, quoiqu’ils n’aient plus que le titre de prêtres, des vestiges qui ne montrent que trop à quel indigne excès elle était portée lorsqu’ils marchaient le sceptre dans une main et l’encensoir dans l’autre, et qu’ils allaient s’asseoir sur le trône et sur l’autel à côté du dieu. Dans plusieurs contrées de l’Asie, des espèces de cénobites sortent encore aujourd’hui de leur retraite et se montrent dans les villes ; ils sont tout nus ; ils se promènent dans les rues en sonnant une clochette ; et les femmes de tout état accourent en foule autour d’eux, se prosternent à leurs pieds, et leur baisent dévotement cette partie du corps que l’honnêteté ne permet pas de nommer. — Et vous croyez, père Hoop, que, si j’étais dans ce pays-là, j’irais aussi ! — Si vous iriez, madame ! par Dieu ! je le crois : la reine y va bien. » Et puis voilà notre Écossais et Mme d’Aine qui s’arrachent les yeux et qui se disent les choses les plus folles. « Un vilain marsouin comme cela, plus vieux, plus laid, plus ridé, plus crasseux ! Et qui sait où cela s’est fourré ? — La piété ne fait pas ces réflexions-là. — Oh ! je les ferais, moi, s’il fallait en passer par là ; je vous promets que je l’aurais fait échauder préalablement par ma femme de chambre comme un cochon de lait. — Madame ! un prêtre, échaudé comme un cochon de lait ! — Oui, oui. — Mais, sans aller si loin, a ajouté le père Hoop, interrogez un petit sous-vicaire de Saint-Roch, qui prétend sept fois la semaine attirer le Dieu du ciel sur la terre, s’en nourrir et le donner à manger à Pâques à dix mille personnes, et demandez-lui ce qu’il pense de son sublime ministère, en comparaison de la fonction du magistrat, et de la dignité de prince et de souverain. Son tribunal n’est pas magnifique ; c’est une boîte chétive adossée contre le pilier froid d’une église ; mais quand il y est renfermé, il se regarde comme le représentant de celui qui doit juger un jour les vivants et les morts ; c’est à lui qu’il a été donné de délier ou de lier, d’absoudre ou de retenir ; le ciel ratifie l’arrêt qu’il a prononcé, et les portes en sont ouvertes ou fermées à son gré. Lorsqu’il voit à ses pieds le monarque humilié confesser ses fautes, implorer sa médiation, accepter l’expiation qu’il lui plaît de prescrire, quelle idée trop haute peut-il concevoir de lui-même ? Et si à l’orgueil de tant de prérogatives extraordinaires il joignait celui d’imposer des lois, de commander à des années, et de gouverner ; simples mortels, que serions-nous devant lui ? Voyez les Jésuites, souverains et pontifes au Paraguay, comme ils en usent avec leurs sujets ! Ces misérables travaillent sans relâche et ne possèdent rien. Ont-ils commis la plus petite faute ? le Père les appelle : il leur fait signe ; ils se déculottent, s’étendent à terre, reçoivent cent coups d’étrivières, se relèvent, remettent leurs culottes, remercient le bon Père, le saluent très-humblement, baisent le bout de sa manche, et s’en vont contents et gais, s’ils le peuvent. »

Mais voilà un orage terrible, mêlé de pluie, de grêle et de neige ; et, au milieu de cet orage, une colonie qui nous vient de Sussy. Ils sont au nombre de dix à douze, tant bêtes que gens. Le premier moment a été fort tumultueux ; mais, après les caresses qu’il est d’usage que les femmes et les chiens se fassent quand ils se revoient, on s’est rassis, on a causé de mille choses indifférentes. À propos d’emplettes et de meubles, le Baron a dit qu’il voyait la corruption de nos mœurs et le goût diminuant de la nation jusque dans cette multitude de meubles à secret de toute espèce. J’ai dit, moi, que je n’y voyais qu’une chose : c’est que l’on s’aimait autant que jadis, et qu’on se l’écrivait un peu davantage.....
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Adieu, ma tendre amie. Si vous ne recevez pas de mes nouvelles avec toute l’exactitude que vous désirez, gardez, gardez-vous bien de m’accuser de négligence. Et qu’ai-je de mieux à faire que de m’entretenir avec vous, et que de vous ouvrir mon cœur ? Adieu, adieu.


L’étonnement de Diderot prouve combien la constitution du gouvernement anglais était alors ignorée chez nous. (T.)
Des sténographes. La sténographie était alors complètement inconnue en France. (T.)
Sans doute un des Grégory, célèbres médecins écossais.
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Au Grandval, le 13 octobre 1760.

Pourquoi n’entends-je plus parler de vous ? Ah ! mon amie, la chère sœur est à côté de vous ; vous m’oubliez ; vous me négligez !

Je suis parti jeudi dans l’après-midi, pour me rendre au Grandval ; je l’avais bien deviné, qu’on ne m’y attendait plus et qu’on y médisait de moi ; on en a été d’autant plus content de me voir.

« Eh ! vous voilà, philosophe, j’en suis enchantée. Venez, que je vous baise ; je ne suis plus jeune, mais je me porte bien et je ne suis pas toujours bon. » Ce je ne suis pas toujours bon est bien méchamment dit. Vous comprenez que c’est Mme d’Aine qui a dit comme cela.

Le Baron et le père Hoop sont descendus et m’ont embrassé. D’abord nous avons parlé tous à la fois, comme il arrive quand il y a du temps qu’on ne s’est vu, qu’on est bien aise de se retrouver, et qu’on a l’empressement de se le témoigner.

Mme d’Holbach était à son métier ; je me suis approché d’elle. Oh ! qu’elle était belle ! le beau teint ! la belle santé ! et puis, quel vêtement ! C’est une coiffure en cheveux avec une espèce d’habit de marmotte d’un taffetas rouge, couvert partout d’une gaze à travers la blancheur de laquelle on voit percer, çà et là, la couleur de rose..... « Vous revenez de la Chevrette ? — Oui, madame. — Vous vous y êtes amusé ? — Oui, madame, assez. — Aussi, vous y êtes resté longtemps ? — M. Grimm et Mme d’Épinay m’ont retenu un jour, et puis encore un jour, et puis de jour en jour on touche au bout de la semaine. — En attendant que vous vinssiez, maman en a fait de bons contes. — Cela se peut, madame ; mais ce sont des contes. — Pourquoi ? Je n’entends pas. — Vous n’entendez pas qu’il y a des choses sacrées dans ce monde ? — Eh ! oui, a-t-elle ajouté en baissant les yeux et en souriant avec malice, et dont il est bien de se tenir à quelque distance. » Voilà de ces mots qu’elle a appris de M. Le Roy. Entendez-vous celui-là ? Le reste de la soirée s’est passé à m’installer ; la matinée d’hier à prendre du thé et à arranger mon atelier ; car j’ai apporté ici beaucoup d’ouvrages en me doutant bien que je ne ferai rien. Le Baron et M. d’Aine s’en sont allés à Gros-Bois dîner chez l’ancien ministre Chauvelin ; nous avons été fort gais sans eux.

Il a beaucoup plu la nuit du vendredi au samedi, beaucoup encore la matinée du samedi ; la terre était molle, et nos dames ont mieux aimé demeurer à la maison que de s’exposer à laisser leurs souliers dans la glaise et à revenir pieds nus. Nous nous sommes donc promenés seuls, le père Hoop et moi, depuis trois heures et demie jusqu’à six. Cet homme me plaît plus que jamais. Nous avons parlé politique. Je lai ai fait cent questions sur le parlement d’Angleterre. C’est un corps composé d’environ cinq cents personnes. Le lieu où il tient ses séances est un vaste édifice ; il y a six à sept ans que l’entrée en était ouverte à tout le monde et que les affaires les plus importantes de l’État s’y discutaient sous les yeux même de la nation assemblée et assise dans de grandes tribunes, élevées au-dessus de la tête des représentants[1]. Croyez-vous, mon amie, qu’un homme osât en face de tout un peuple proposer un projet nuisible ou s’opposer à un projet avantageux, et s’avouer publiquement méchant ou stupide ? Vous me demanderez sans doute pourquoi les délibérations se font aujourd’hui à porte fermée : « C’est, me répondit le père Hoop (car je lui fis la même question), qu’il y a je ne sais combien d’affaires dont le succès dépend du secret et qu’il était impossible qu’il fût gardé. Nous avons, ajouta-t-il, des hommes qui possèdent une écriture abrégée et dont la plume devance la plus grande volubilité de la parole[2]. Les discours des Chambres paraissent ici et en pays étranger, mot pour mot, comme ils avaient été tenus. Cela était d’un grand inconvénient. »

La politique et les mœurs se tiennent par la main, et conduisent à une infinité de textes intéressants sur lesquels on ne finit point.

À propos du bonheur de la vie, je lui ai demandé quelle était la chose qu’il estimait le plus dans ce monde. Après un petit moment de réflexion : « Celle qui m’a toujours manqué, m’a-t-il dit, la santé. — Et le plus grand plaisir que vous ayez goûté ? — Je le sais ; mais pour l’expliquer, il faut que je vous entretienne de ma famille. Nous sommes deux frères et trois sœurs. En Écosse, comme en quelques provinces de France, la loi absurde assure tout à l’aîné ; mon aîné fut la coqueluche de mon père et de ma mère ; c’est-à-dire qu’ils mirent tout en œuvre pour en faire un mauvais sujet, et ils ne réussirent que trop bien. Ils le marièrent le plus tôt et le plus richement qu’ils purent ; ils se dépouillèrent en sa faveur de tout ce qu’ils avaient. Mais cet enfant mal né et mal élevé les fit bientôt repentir de l’indépendance totale où ils avaient eu la faiblesse de le mettre. Il leur manqua de respect, les traita durement, s’ennuya d’eux, les fit souffrir, et contraignit son bon vieux père et sa bonne vieille mère à abandonner leur maison, emmenant avec eux leurs filles, et ayant à peine de quoi se nourrir, bien loin d’avoir de quoi marier ces filles déjà grandes ; leur frère avait encore arrangé les affaires de manière qu’on n’en pouvait même exiger leur dot. Le dessein à tous ces malheureux était de sortir d’Édimbourg et d’aller cacher en Castille leur misère et l’ingratitude de leur fils. Cependant la mélancolie, qui m’a promené presque dans toutes les contrées du monde, m’avait conduit à Carthagène. Ce fut là que j’appris le désastre et la détresse de mes parents. Je tâchai de les consoler et de les tranquilliser pour le présent et sur l’avenir. Je vendis le peu que j’avais et je leur en envoyai le prix. Jetant ensuite les yeux sur les fortunes rapides qui se faisaient autour de moi, je me mis à commercer ; je réussis : en moins de sept ans, je fus riche. Je me hâtai de revenir ; je rétablis mes parents dans l’aisance ; je châtiai mon frère, je mariai mes sœurs, et je fus, je crois, l’homme le plus heureux qu’il y eût au monde. »

En achevant ce récit, il avait l’air fort touché. « Mais à quoi, lui demandai-je, avez-vous employé les premières années de votre jeunesse ? — À l’étude de la médecine, me répondit-il. — Mais pourquoi n’avez-vous pas suivi cet état ? — Parce qu’il fallait ou rester ignoré dans la foule, ou faire le charlatan pour en sortir. — Il est bien dur de renoncer à son état, après en avoir fait tous les frais. — Il est bien plus dur de ramper, de languir dans l’indigence, ou de fourber. »

Cette conversation nous conduisit aux moyens les plus sûrs de s’enrichir. Je lui disais que pour devenir quelque chose dans la suite il fallait se résoudre à n’être rien d’abord : et à ce propos, je me rappelai celui que j’avais tenu à un jeune ambitieux qui ne savait par où débuter. — Vous savez lire ? lui dis-je. — Oui. — Écrire ? — Oui. — Un peu calculer ? — Oui. — Et vous voulez être riche à quelque prix que ce soit ? — À peu près. — Eh bien, mon ami, faites-vous secrétaire d’un fermier général. »

Voilà, ma bonne amie, notre causerie : elle vous amusait l’an passé ; pourquoi vous ennuierait-elle cette année ?

Après l’étude, ce qui lui avait plu davantage c’étaient les voyages ; il voyagerait encore à l’âge qu’il a. Pour moi, je n’approuve qu’on s’éloigne de son pays que depuis dix-huit ans jusqu’à vingt-cinq. Il faut qu’un jeune homme voie par lui-même qu’il y a partout du courage, des talents, de la sagesse et de l’industrie, afin qu’il ne conserve pas le préjugé que tout est mal ailleurs que dans sa patrie ; passé ce temps, il faut être à sa femme, à ses enfants, à ses concitoyens, à ses amis, aux objets des plus doux liens. Or, ces liens supposent une vie sédentaire. Un homme qui passerait sa vie en voyage ressemblerait à celui qui s’occuperait du matin au soir à descendre du grenier à la cave et à remonter de la cave au grenier, examinant tout ce qui embellit ses appartements, et ne s’asseyant pas un moment à côté de ceux qui les habitent avec lui.

Voilà en gros notre promenade ; si vous en exceptez une anecdote polissonne qui s’est glissée, je ne sais comment, tout à travers de choses assez sérieuses.

Il faisait un cours d’accouchement chez un homme célèbre appelé Grégoire[3]. Ce Grégoire croyait sérieusement qu’un enfant qui mourait sans qu’on lui eût jeté un peu d’eau froide sur la tête, en prononçant certains mots, était fort à plaindre dans l’autre monde ; en conséquence, dans tous les accouchements laborieux, il baptisait l’enfant dans le sein de la mère ; oui, dans le sein de la mère. Or savez-vous comment il s’y prenait ? D’abord il prononçait la formule : Enfant, je te baptise ; puis il remplissait d’eau sa bouche qu’il appliquait convenablement, soufflant son eau le plus loin qu’il pouvait ; en s’essuyant ensuite les lèvres avec une serviette, il disait : « Il n’en faut que la cent millième partie d’une goutte pour faire un ange. »

Le Baron et Mme d’Aine sont rentrés presque en même temps que nous. Le piquet s’est fait. Nous avons bien soupé. Après souper, encore un peu de causerie, et puis bonsoir.

Je ne vous ai pas dit qu’avant de quitter Paris j’ai vu l’ami Gaschon. Dieu ! combien nous avons parlé de la mère et des deux filles ! Vous auriez été trop aise d’être derrière la tapisserie et de nous entendre. Ô mon amie ! conservez toujours la franchise de votre caractère ; augmentez-la s’il se peut, afin que vous ayez la confiance, l’estime et la vénération de tous ceux qui vous entourent. Que si vous veniez jamais à disparaître d’au milieu d’eux, ils soient vains de vous avoir connue : qu’ils s’entretiennent longtemps de vous ; qu’ils s’en entretiennent toujours avec éloge et regret ; et qu’ils ajoutent : Eh bien ! le philosophe Diderot fut, de tous les hommes qui eurent le bonheur de la connaître, celui qu’elle aima le plus.
Adieu, ma tendre amie. Si vous ne recevez pas de mes nouvelles avec toute l’exactitude que vous désirez, gardez, gardez-vous bien de m’accuser de négligence. Et
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