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Citations sur Lettres à Sophie Volland (73)

Un repas délicieux; une lecture douce; une promenade dans un lieu frais et solitaire; une conversation où l'on ouvre son cœur, où l'on se livre à toute sa sensibilité; une émotion forte qui amène les larmes sur le bord des paupières, qui fait palpiter le cœur, qui coupe la voix, qui ravit d'extase, soit qu'elle naisse ou du récit d'une action généreuse, ou d'un sentiment de tendresse; de la santé, de la gaité, de la liberté, de l'oisiveté, de l'aisance; le voilà, le vrai bonheur. Je n'en connaîtrai jamais d'autre.
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Partout où il n'y aura rien, lisez que je vous aime.
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30 décembre 1765
Elle est même logée sur le Palais-Royal, et dans un très bel appartement. J'ai eu le plus grand plaisir à la revoir et à la revoir en santé. Nous avons déjà fait une ou deux causeries à perte de vue.
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On serre toujours contre son sein celui qu'on aime et l'art d'écrire n'est que l'art d'allonger ses bras.
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Quels ennemis nous avons ! qu'ils sont constants ! qu'ils sont méchants ! En vérité, quand je compare nos amitiés à nos haines, je trouve qu'elles sont minces, petites, fluettes. Nous savons haïr, mais nous ne savons pas aimer ; et c'est moi, moi, ma Sophie, qui le dis.

Lettre 14, à Isle, le 18 août 1759.
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À huit heures, jour ou non, je me lève.

Je prends mes deux tasses de thé.

Beau ou laid, j’ouvre ma fenêtre et je prends l’air.

Je me renferme et je lis.

Je lis un poëme italien burlesque, qui me fait alternativement pleurer de douleur et de plaisir ; et puis, cela est écrit partout avec une facilité, une douceur, une délicatesse ! et des préambules à tourner la tête.

Il me prend quelquefois des envies de vous en traduire des morceaux, mais il n’y a pas moyen ; toutes ces fleurs délicates-là se fanent entre mes mains. Ces auteurs qui charment si puissamment nos ennuis, qui nous ravissent à nous-mêmes, à qui Nature a mis en main une baguette magique dont ils ne nous touchent pas plus tôt que nous oublions les maux de la vie, que les ténèbres sortent de notre âme, et que nous sommes réconciliés avec l’existence, sont à placer entre les bienfaiteurs du genre humain.

Nous dînons, après avoir un peu causé vers le feu.

Nous dînons toujours longtemps.

Après dîner, c’est la promenade, ou le billard, ou les échecs.

Le Baron ne veut pas que l’Écossais joue aux échecs, et il a raison.

Puis un peu de causerie et de lecture.

Le piquet, le souper, le radotage au bougeoir, et le coucher.

Que regretter au milieu de cela ? Rien, si ce n’est ma Sophie.

Paris est oublié, mais en revanche Isle et les vordes ne le sont pas. C’est toujours là que je me retrouve à la fin de mes rêveries. Mais dites-moi pourquoi j’y arrive toujours à votre insu, à celui de votre sœur et de votre mère ?

Adieu, chère et tendre amie. Je vous embrasse de toute mon âme.
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Au Grandval, 11 octobre 1759.

Je vois, ma tendre amie, que Grimm ne s’est pas acquitté bien exactement de sa commission. Je vous écrivais de chez lui avant-hier au soir ; vous pouviez avoir ma lettre hier de bon matin, savoir qu’à neuf heures je serais chez le Baron, et me dire un petit mot d’adieu.

Nous dînâmes chez Montamy avec la gaieté que je vous ai dit. À six heures j’étais dans l’allée d’Argenson. Je regardai plusieurs fois sur un certain banc, je regardai aussi aux environs ; mais je ne vis ni celle que je désirais, ni celle que je craignais ; et je pensai que le temps incertain et froid vous aurait retenue à la maison, que vous y causiez avec le gros abbé[1], et que peut-être il faisait à votre mère des questions auxquelles vous aviez la bonté de répondre pour elle.

Je vous ai promis le détail de ce qui s’est dit entre d’Alembert et moi ; le voici presque mot pour mot. Il débuta par un exorde assez doux : c’était notre première entrevue depuis la mort de mon père et mon voyage de province. Il me parla de mon frère, de ma sœur, de mes arrangements domestiques, de ma petite fortune et de tout ce qui pouvait m’intéresser et me disposer à l’entendre favorablement ; puis il ajouta (car il en fallait bien venir à un objet auquel j’avais la malignité de me refuser) : « Cette absence a dû relentir un peu votre travail. — Il est vrai ; mais depuis deux mois j’ai bien compensé le temps perdu, si c’est perdre le temps que d’assurer son sort à venir. — Vous êtes donc fort avancé ? — Mes articles de philosophie sont tous faits ; ce ne sont ni les moins difficiles ni les plus courts ; et la plupart des autres sont ébauchés. — Je vois qu’il est temps que je m’y mette. — Quand vous voudrez. — Quand les libraires voudront. Je les ai vus ; je leur ai fait des propositions raisonnables ; s’ils les acceptent, je me livre à l’Encyclopédie comme auparavant ; sinon, je m’acquitterai de mes engagements à la rigueur. L’ouvrage n’en sera pas mieux, mais ils n’auront rien de plus à me demander. — Quelque parti que vous preniez, j’en serai content. — Ma situation commence à devenir désagréable : on ne paye point ici nos pensions ; celles de Prusse sont arrêtées ; nous ne touchons plus de jetons à l’Académie française. Je n’ai d’ailleurs, comme vous savez, qu’un revenu fort modique ; je ne dois ni mon temps ni ma peine à personne, et je ne suis plus d’humeur à en faire présent à ces gens-là. — Je ne vous blâme pas ; il faut que chacun pense à soi. — Il reste encore six à sept volumes à faire. Ils me donnaient, je crois, 500 francs par volume lorsqu’on imprimait, il faut qu’ils me les continuent ; c’est un millier d’écus qu’il leur en coûtera ; les voilà bien à plaindre ! mais aussi ils peuvent compter qu’avant Pâques prochain le reste de ma besogne sera prêt. — Voilà ce que vous leur demandez ? — Oui. Qu’en pensez-vous ? — Je pense qu’au lieu de vous fâcher, comme vous fîtes, il y a six mois, lorsque nous nous assemblâmes pour délibérer sur la continuation de l’ouvrage, si vous eussiez fait aux libraires ces propositions, ils les auraient acceptées sur-le-champ ; mais aujourd’hui qu’ils ont les plus fortes raisons d’être dégoûtés de vous, c’est autre chose. — Et quelles sont ces raisons ? — Vous me les demandez ? — Sans doute. — Je vais donc vous les dire. Vous avez un traité avec les libraires ; vos honoraires y sont stipulés, vous n’avez rien à exiger au delà. Si vous avez plus travaillé que vous ne deviez, c’est par intérêt pour l’ouvrage, c’est par amitié pour moi, c’est par égard pour vous-même : on ne paye point en argent ces motifs-là. Cependant ils vous ont envoyé vingt louis à chaque volume ; c’est cent quarante louis que vous avez reçus et qui ne vous étaient pas dus. Vous projetez un voyage à Wesel[2], dans un temps où vous leur étiez nécessaire ici ; ils ne vous retiennent point ; au contraire, vous manquez d’argent, ils vous en offrent. Vous acceptez deux cents louis ; vous oubliez cette dette pendant deux ou trois ans. Au bout de ce terme assez long, vous songez à vous acquitter. Que font-ils ? Ils vous remettent votre billet déchiré, et ils paraissent trop contents de vous avoir servi. Ce sont des procédés que cela, et vous êtes plus fait, vous, pour vous en souvenir qu’eux pour les avoir. Cependant vous quittez une entreprise à laquelle ils ont mis toute leur fortune ; une affaire de deux millions est une bagatelle qui ne mérite pas l’attention d’un philosophe comme vous. Vous débauchez leurs travailleurs, vous les jetez dans un monde d’embarras dont ils ne se tireront pas sitôt. Vous ne voyez que la petite satisfaction de faire parler de vous un moment. Ils sont dans la nécessité de s’adresser au public ; il faut voir comment ils vous ménagent et me sacrifient. — C’est une injustice. — Il est vrai, mais ce n’est pas à vous à le leur reprocher. Ce n’est pas tout. Il vous vient en fantaisie de recueillir différents morceaux épars dans l’Encyclopédie ; rien n’est plus contraire à leurs intérêts ; ils vous le représentent, vous insistez, l’édition se fait, ils en avancent les frais, et vous en partagez le profit[3]. Il semblait qu’après avoir payé deux fois votre ouvrage ils étaient en droit de le regarder comme le leur. Cependant vous allez chercher un libraire au loin, et vous lui vendez pêle-mêle ce qui ne vous appartient pas. — Ils m’ont donné mille sujets de mécontentement. — Quelle défaite ! Il n’y a point de petites choses entre amis. Tout se pèse, parce que l’amitié est un commerce de pureté et de délicatesse ; mais les libraires, sont-ils vos amis ? votre conduite avec eux est horrible. S’ils ne le sont pas, vous n’avez rien à leur objecter. Savez-vous, d’Alembert, à qui il appartient de juger entre eux et vous ? Au public. S’ils faisaient un manifeste, et qu’ils le prissent pour arbitre, croyez-vous qu’il prononçât en votre faveur ? non, mon ami ; il laisserait de côté toutes les minuties, et vous seriez couvert de honte. — Quoi, Diderot, c’est vous qui prenez le parti des libraires ! — Les torts qu’ils ont avec moi ne m’empêchent point de voir ceux que vous avez avec eux. Après toute cette ostentation de fierté, convenez que le rôle que vous faites à présent est bien misérable. Quoi qu’il en soit, votre demande me paraît petite, mais juste. S’il n’était pas si tard, j’irais leur parler. Demain je pars pour la campagne ; je leur écrirai de là. À mon retour, vous saurez la réponse ; en attendant, travaillez toujours. S’ils vous refusent les mille écus dont il s’agit, moi je vous les offre. — Vous vous moquez. Vous êtes-vous attendu que j’accepterais ? — Je ne sais, mais ils ne vous aviliraient pas de ma main. — Dites que je ne m’engage que pour ma partie. — Ils n’en veulent pas davantage, ni moi non plus. — Plus de préface. — Vous en voudriez faire par la suite que vous n’en seriez pas le maître. — Et pourquoi cela ? — C’est que les précédentes nous ont attiré toutes les haines dont nous sommes chargés. Qui est-ce qui n’y est pas insulté ? — Je reverrai les épreuves à l’ordinaire, supposez que j’y sois. Maupertuis est mort. Les affaires du roi de Prusse ne sont pas désespérées. Il pourrait m’appeler. — On dit qu’il vous nomme à la présidence de son Académie. — Il m’a écrit ; mais cela n’est pas fait. — Au temps comme au temps. Bonsoir. »

Il était sept heures et demie ; l’allée devenait froide ; l’architriclin de monseigneur m’attendait ; j’avais promis à Grimm qu’il m’aurait entre huit et neuf ; nous nous séparâmes donc. Je rentrai au Palais-Royal ; je causai environ trois quarts d’heure avec M. de Montamy. Les mœurs furent notre texte ; je dis là-dessus bien des choses dont je ne me souviens plus, si ce n’est que les hommes ont une étrange opinion de la vertu ; ils croient qu’elle est à leur disposition, et qu’on devient honnête homme du jour au lendemain. Ils gardent leur linge sale tant qu’ils ont des vilenies à faire, et ils en font toute leur vie, parce qu’on ne quitte pas une habitude vicieuse comme une chemise. C’est pis que la peau du centaure Nessus ; on ne l’arrache pas sans douleur et sans cris : on a plus tôt fait de rester comme on est. Oh ! mon amie, ne faisons point le mal, aimons-nous pour nous rendre meilleurs, soyons-nous, comme nous l’avons été, censeurs fidèles l’un à l’autre. Rendez-moi digne de vous, inspirez-moi cette candeur, cette franchise, cette douceur qui vous sont naturelles. Il y a plus loin de notre état d’innocence actuelle à une première faute que d’une première faute à une seconde, et que de celle-ci à une troisième. Si je vous trompais une fois, je pourrais vous tromper mille ; mais je ne vous tromperai jamais. Vous veillez au fond de mon cœur, vous êtes là, et rien de déshonnête ne peut approcher de vous. M. de Montamy me demanda ce que c’était qu’un homme heureux dans ce monde ? Et je lui répondis : Celui à qui la nature a accordé un bon esprit, un cœur juste et une fortune proportionnée à son état. — Votre réponse, me dit-il, est celle que me fit un jour M. de Silhouette : il n’était pas alors fort opulent. Le contrôle général était bien loin de lui. Tous ses souhaits se bornaient à 30,000 livres de rente, et il s’écriait : « Si je les ai jamais, je serai bien plus honnête homme. » Si j’avais entendu ce discours de M. de Silhouette, j’en aurais peut-être conclu qu’il était un fripon : il y a de certains aveux sur lesquels on ne risque rien d’enchérir un peu. Tout le monde n’a pas ma sincérité. Quand je médis de moi, je ne ménage pas les termes. Je dis ce qu’on peut dire de pis, je ne laisse rien à ajouter à ceux qui m’écoutent ; et je me soucie fort peu qu’ils me prennent au mot. Vous surtout, mon amie, je ne veux pas que vous en rabattiez. Si le vice dont je m’accuse n’est pas dans mon cœur, il faut qu’il y en ait un autre dans mon esprit.
J’ai été occupé toute la matinée d’Héloïse et d’Abélard. Elle disait : « J’aimerais mieux être la maîtresse de mon philosophe que la femme du plus grand roi du monde. » Et je disais, moi : Combien cet homme fut aimé !
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À Paris, le 6 novembre 1760.

La belle journée que celle de la Toussaint ! En profitâtes-vous ? À huit heures du matin, étiez-vous habillées ? aviez-vous mis vos chaperons et pris vos bâtons ? Je suis sûr que non. Vous dormiez, paresseuses que vous êtes, et je dormais aussi, paresseux que je suis. J’entendis frapper à ma porte : c’était l’Écossais. Il entre, ouvre mes rideaux, et dit : « Allons, debout ; c’est sur les lieux hauts que le soleil est beau à voir. M. Marchais sera de la partie. » Ce M. Marchais est un jeune marin dont je vous ai déjà parlé. Chemin faisant, je lui demandai quel âge il avait. « Trente ans, me dit-il. — Trente ans ! repris-je avec étonnement. Vous en paraissez au moins quarante-cinq. Qu’est-ce qui vous a vieilli si vite ? — La mer et la fatigue. » Ah ! chère amie, quelle peinture ils me firent de la vie de la mer ! La peau se ride et se noircit, les lèvres se sèchent, les muscles s’élèvent et se raidissent ; en moins de trois ou quatre voyages, on ressemble très-bien à un Triton, tels qu’on les peint aux Gobelins. On ne mange que du pain dur et des viandes salées. Souvent on manque d’eau, et puis des tempêtes qui vous tiennent vingt-quatre heures de suite entre la mort et la vie. Il est impossible que vous vous fassiez une juste image d’un équipage après une tempête. À ce propos, l’Écossais nous dit : « Imaginez que nos voiles étaient déchirées, nos mâts rompus, nos matelots épuisés de fatigue, le vaisseau sans gouvernail, abandonné aux flots, le vent nous portant avec fureur droit contre des rochers ; douze autres et moi assis en silence dans la chambre du capitaine, la tête baissée, les bras croisés, les yeux fermés, en attendant à chaque minute le naufrage et la mort. On est bien vieux quand on a passé une entière journée dans ces transes-là. Ce fut un matelot ivre qui nous sauva. Il y avait à fond de cale une vieille voile, pourrie et criblée de trous ; il alla la chercher, et la tendit comme il put. Les voiles neuves, qui recevaient toute la masse du vent, avaient été déchirées comme du papier. Celle-ci, en arrêtant et en laissant échapper une partie, résista, et conduisit le bâtiment. Il rasa le pied de rochers terribles, mais il n’y toucha pas… » On ne profite de rien ; pourquoi n’aurait-on pas des voiles percées pour les gros temps ?
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Au Grandval, le 31 octobre 1760.

Vous ne savez pas ce que c’est que le spleen, ou les vapeurs anglaises ; je ne le savais pas non plus. Je le demandai à notre Écossais dans notre dernière promenade, et voici ce qu’il me répondit :

« Je sens depuis vingt ans un malaise général, plus ou moins fâcheux ; je n’ai jamais la tête libre. Elle est quelquefois si lourde que c’est comme un poids qui vous tire en devant, et qui vous entraînerait d’une fenêtre dans la rue, ou au fond d’une rivière, si on était sur le bord. J’ai des idées noires, de la tristesse et de l’ennui ; je me trouve mal partout, je ne veux rien, je ne saurais vouloir, je cherche à m’amuser et à m’occuper, inutilement ; la gaieté des autres m’afflige, je souffre à les entendre rire ou parler. Connaissez-vous cette espèce de stupidité ou de mauvaise humeur qu’on éprouve en se réveillant après avoir trop dormi ? Voilà mon état ordinaire, la vie m’est en dégoût ; les moindres variations dans l’atmosphère me sont comme des secousses violentes ; je ne saurais rester en place, il faut que j’aille sans savoir où. C’est comme cela que j’ai fait le tour du monde. Je dors mal, je manque d’appétit, je ne saurais digérer, je ne suis bien que dans un coche. Je suis tout au rebours des autres : je me déplais à ce qu’ils aiment, j’aime ce qui leur déplaît ; il y a des jours où je hais la lumière, d’autres fois elle me rassure, et si j’entrais subitement dans les ténèbres, je croirais tomber dans un gouffre. Mes nuits sont agitées de mille rêves bizarres : imaginez que l’avant-dernière je me croyais marié à Mme R..... Je n’ai jamais connu un pareil désespoir. Je suis vieux, caduc, impotent ; quel démon m’a poussé à cela ? Que ferai-je de cette jeune femme-là ? Que fera-t-elle de moi ? Voilà ce que je me disais. Mais, ajoutait-il, la sensation la plus importune, c’est de connaître sa stupidité, de savoir qu’on n’est pas né stupide, de vouloir jouir de sa tête, s’appliquer, s’amuser, se prêter à la conversation, s’agiter, et de succomber à la fin sous l’effort. Alors il est impossible de vous peindre la douleur d’âme qu’on ressent à se voir condamner sans ressource à être ce qu’on n’est pas. Monsieur, ajoutait-il encore avec une exclamation qui me déchirait l’âme, j’ai été gai, je volais comme vous sur la terre, je jouissais d’un beau jour, d’une belle femme, d’un bon livre, d’une belle promenade, d’une conversation douce, du spectacle de la nature, de l’entretien des hommes sages, de la comédie des fous : je me souviens encore de ce bonheur ; je sens qu’il faut y renoncer. »

Eh bien, avec cela, mon amie, cet homme est encore de la société la plus agréable. Il lui reste je ne sais quoi de sa gaieté première qui se remarque toujours dans son expression. Sa tristesse est originale, et n’est pas triste. Il n’est jamais plus mal que quand il se tait ; et il y a tant de gens qui seraient fort bien comme le père Hoop quand il est mal !

Voilà des vents, une pluie, de la tempête, un murmure sourd qui font retentir sans cesse nos corridors, dont il est désespéré.

J’aime, moi, ces vents violents, cette pluie que j’entends frapper nos gouttières pendant la nuit, cet orage qui agite avec fracas les arbres qui nous entourent, cette basse continue qui gronde autour de moi ; j’en dors plus profondément, j’en trouve mon oreiller plus doux, je m’enfonce dans mon lit, je m’y ramasse en un peloton ; il se fait en moi une comparaison secrète de mon bonheur avec le triste état de ceux qui manquent de gîte, de toit, de tout asile, qui errent la nuit exposés à toute l’inclémence de ce ciel, qui valent mieux que moi peut-être que le sort a distingué, et je jouis de la préférence.

Tibulle sentait comme moi ; mais je suis seul dans mon lit, et lui il tenait entre ses bras celle dont il était aimé, il la rassurait contre le tumulte de l’air qui se faisait autour de lui, et ce tumulte n’ajoutait peut-être à son bonheur que par la certitude où il était que personne ne s’en doutait, et ne viendrait le troubler par le temps orageux qu’il faisait. Ce temps renferme les importuns, je le sais bien. Combien de fois un ciel qui se fondait en eau ne m’a-t-il pas été favorable ? Le bruit d’un lit que le plaisir fait craquer se perd, se dérobe, ou est mis par une mère sur le compte du vent. C’est alors qu’on peut sortir de sa chambre sur la pointe du pied, qu’une porte peut crier en s’ouvrant, se fermer durement, qu’on peut faire un faux pas en s’en retournant, et cela sans conséquence. Ah ! si j’étais à Isle, et que vous voulussiez ! ils diraient tous le lendemain : La nuit affreuse qu’il a fait ! et nous nous tairions, et nous nous regarderions en souriant.

Eh ! non, je ne crois pas que vous m’oubliiez, même quand je vous le dis !

J’ai reçu toutes vos lettres ; n’en soyez point inquiète. Elles arrivent tard à cause des tours qu’elles font avant d’arriver. Le mauvais temps et les voyages des domestiques à Charenton m’auraient ruiné sans Damilaville ; je ne me mêle de rien, et tout se fait par ses ordres.

Je vous apparais donc quelquefois en rêve ? Le sommeil ne me sert pas si bien que vous, mais je sais m’en dédommager quand je veille ; ne donnez pas à cela trop de force, je n’ai encore rien à regretter ; non, mais il est temps que vous vous rapprochiez de moi.

Amusez-vous toujours de mes petits volumes, et croyez qu’ils ne prennent rien sur mon repos ; nous nous retirons de bonne heure depuis que le Baron est indisposé. J’ai refusé qu’on fît du feu chez moi. L’aspect de mon appartement les transit, et je n’ai personne ni le matin ni le soir.
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Le 30 octobre 1759.

Voici, mon amie, la lettre que je vous ai promise. Ayez la patience de la lire jusqu’à la fin ; vous y trouverez peut-être des choses qui ne vous déplairont pas.

Il fit dimanche une très-belle journée ; nous allâmes nous promener sur les bords de la Marne ; nous la suivîmes depuis le pied de nos coteaux jusqu’à Champigny.

Le village couronne la hauteur en amphithéâtre. Au-dessous, le lit tortueux de la Marne forme, en se divisant, un groupe de plusieurs îles couvertes de saules. Ses eaux se précipitent en nappes par les intervalles étroits qui les séparent. Les paysans y ont établi des pêcheries. C’est un aspect vraiment romanesque. Saint-Maur, d’un côté, dans le fond ; Chennevières et Champigny, de l’autre, sur les sommets ; la Marne, des vignes, des bois, des prairies entre deux. L’imagination aurait peine à rassembler plus de richesse et de variété que la nature n’en offre là. Nous nous sommes proposé d’y retourner, quoique nous en soyons revenus tous écloppés. Je m’étais fiché une épine au doigt ; le Baron était entrepris d’un torticolis, et un mouvement de bile commençait à tracasser notre mélancolique Écossais.

Il était temps que nous regagnassions le salon. Nous y voilà, les femmes étalées sur le fond, les hommes rangés autour du foyer ; ici l’on se réchauffe ; là on respire. On est encore en silence, mais ce ne sera pas pour longtemps. C’est Mme d’Holbach qui a parlé la première, et elle a dit :

— Maman, que ne faites-vous une partie ? — Non ; j’aime mieux me reposer et bavarder. — Comme vous voudrez. Reposons nous et bavardons.

Il est inutile que je vous nomme dans la suite les interlocuteurs, vous les connaissez tous.

— Eh bien ! philosophe, où en êtes-vous de votre besogne ? — J’en suis aux Arabes et aux Sarrasins[1]. — À Mahomet, le meilleur ami des femmes ? — Oui, et le plus grand ennemi de la raison. — Voilà une impertinente remarque. — Madame, ce n’est point une remarque, c’est un fait. — Autre sottise ; ces messieurs sont montés sur le ton galant.

— Ces peuples n’ont connu l’écriture que peu de temps avant l’hégire. — L’hégire ! quel animal est-ce là ? — Madame, c’est la grande époque des musulmans. — Me voilà bien avancée ; je n’entends pas plus son époque que son hégire, et son hégire que son époque. Ils ont la rage de parler grec.

— Antérieurement à cette époque, c’étaient des idolâtres grossiers ; celui à qui la nature avait accordé quelque éloquence pouvait tout sur eux. Ceux qu’ils honoraient du nom de chaled étaient pâtres, astrologues, musiciens, poètes, médecins, législateurs et prêtres, caractères qu’on ne trouve guère réunis dans une même personne que chez les peuples barbares et sauvages. — Cela est juste. — Tel fut Orphée chez les Grecs, Moïse chez les Hébreux, Numa chez les Romains. — Point de nouvelles de Paris, mes buis ne seront pas plantés cet automne. Ce Berlize[2] est un baguenaudier. Il m’en faut cent cinquante bottes et il m’en envoie quatre-vingts. — Ces plates-bandes seront fort bien ; qu’en pensez-vous ? — À merveille. — Je voudrais bien que M. Charon[3] revît son jardin.

— Les premiers législateurs des nations étaient chargés d’interpréter la volonté des dieux, de les apaiser dans les calamités publiques, d’ordonner des entreprises, de célébrer les succès, de décerner des récompenses, d’infliger des châtiments, de marquer des jours de repos et de travail, de lier et d’absoudre, d’assembler et de disperser, d’armer et de désarmer, d’imposer les mains pour soulager ou pour exterminer. À mesure qu’un peuple se police, ces fonctions se séparent..... Un homme commande....., un autre sacrifie....., un troisième guérit....., un quatrième, plus sacré, les immortalise..... et s’immortalise lui-même.

— Madame, ce qu’ils disent là est fort beau. — Je me soucie bien de ce qu’ils disent ; je pense à mes buis. Il y a longtemps que nous n’avons vu la Parfaite-Union. — Tant mieux. — Ils sont pourtant à Saint-Maur. Qu’ils y restent..... — Cette femme-là est plus femme que toutes les autres femmes ensemble. — Jamais elle ne sait ce qu’elle veut. — Pardonnez-moi ; mais elle n’est jamais contente de ce qu’elle a. — Je la trouve plus malheureuse que folle. Il n’y a rien de si incommode que le désir, si ce n’est la possession. — Cependant il faut avoir ou manquer. — C’est une assez triste nécessité.....

— Ce fut un certain Moramere qui inventa l’alphabet arabe, et la nation fut partagée en érudits ou gens qui savaient lire, et en idiots. Le saint prophète ne sut lire ni écrire. De là, la haine des premiers musulmans contre toute espèce de connaissance ; le mépris qui s’en est perpétué jusqu’à ce jour, et la plus longue durée garantie à ses impostures..... C’est une observation assez générale que la religion perd à mesure que la philosophie gagne. On en conclura tout ce qu’on voudra contre l’inutilité de l’une ou contre la vérité de l’autre.

— Votre madame de *** nous avait promis. Que diable fait-elle à Paris ? — Elle enrage. — De quoi ? elle ne manque pas de figure ; elle a de l’esprit ; tout le monde l’aime. — Et, ce qui vaut encore mieux, elle n’aime personne. — Maman, vous riez toute seule. — Je pense à la figure de son petit magot. Ne trouvez-vous pas qu’il ressemble au manche d’une basse de viole ? Imaginez cet outil-là entre les jambes de sa femme. — Allons, mesdames, courage. — Pardi, mon gendre, laissez-nous médire un peu de notre prochain. Je suis sûre qu’on en fait autant de nous sans que je m’en chagrine ; c’est que je ne me chagrine de rien. — Et puis, comment pardonner aux défauts de ses amis, si on ne les connaît pas ? — Ma femme. — Qu’avez-vous à dire à cela ? — Que vous alliez prendre votre mandore et que vous nous en jouiez quelques airs. Ce bruit sera moins désagréable et plus innocent. — Ma fille, je te prie de n’en rien faire ; je ne conçois rien de si maussade que ton mari quand il est malade. C’est comme les autres quand ils se portent bien. Et que diantre, radotez de votre philosophie, et ne vous mêlez pas de nous. Vous étiez dans les sérails, retournez-y. — C’est le plus court.....

— Eh bien ! philosophe, vous disiez donc que plus il y aura de penseurs à Constantinople, moins on fera de pèlerinages à la Mecque. — Oui. — Je suis de son avis. — Je pense même que, quand il y a dans une capitale un acte religieux annuel et commun, on peut le regarder comme une mesure assez sûre du progrès de l’incrédulité, de la corruption des mœurs et du déclin de la superstition nationale. — Comment cela ? — Le voici : supposons, par exemple, qu’il y eût en 1700, trente mille pèlerinages à la Mecque, ou trente mille communions sur une paroisse, et qu’en 1750 il ne se fît plus que dix mille pèlerinages et dix mille communions, il est certain que la foi, et tout ce qui y tient, se serait affaibli de deux tiers.

— Mademoiselle Anselme. — Madame. — Vous avez bien le plus vilain cul qui se puisse. — En vérité, ma belle-mère, vous êtes d’une folie ! — Au sérail, mon gendre ! Oh ! mademoiselle, un très-vilain cul. — Je ne m’en soucie guère ; je ne le vois pas. — Mais c’est qu’il est noir, ridé, maigre, sec, petit, plissé, chagriné ! Si saint Pierre le savait, il en rabattrait un peu. — Elle a un si joli visage ! comment aurait-elle un si vilain cul ? — Voilà mon philosophe qui m’a devant lui, et qui conclut du visage au cul. Tant y a que le sien est fort laid et que je m’en crois, car je l’ai vu. — Vous l’avez vu, madame ? — Oui, je l’ai vu..... toute la nuit en rêve.

— Eh bien ! philosophe ? — Je ne sais plus où j’en suis. — Et laissez là ces folles. — Ma foi, elles parlent d’un cul qui m’a tourné la tête. — Vous en étiez à l’acte religieux annuel, et au déclin de la superstition nationale. — M’y voilà. Je pense que ce déclin a un terme ; les progrès de la lumière sont limités ; elle ne gagne guère les faubourgs. Le peuple y est trop bête, trop misérable et trop occupé : elle s’arrêta là ; alors le nombre de ceux qui satisfont, dans l’année, à la grande cérémonie est égal au nombre de ceux qui restent, au milieu de la révolution des esprits, aveugles ou éclairés, incurables ou incorruptibles, comme il vous plaira. — Ainsi voilà le troupeau de l’Église. — Il peut s’accroître, mais non diminuer. — La quantité de la canaille est à peu près toujours la même.

— Écoutez, madame, écoutez. — Je m’ennuie assez sans cela. Il ne me fallait plus que la Socoplie..... J’étais faite cette année pour voir de vilains culs..... Il y a deux mois que j’étais seule ici ; je ne savais que devenir ; je me fis mener à Bonneuil, et dare, dare, dare, voilà un homme qui vient en cabriolet, comme si le diable l’emportait. Vous savez ce tournant vers l’église, il avait là une femme montée sur un âne, entre deux paniers ; et crac, le moyeu du cabriolet accroche un panier, et voilà l’âne, les quatre fers en l’air d’un côté, et les paniers et la femme, les quatre fers en l’air, de l’autre. On s’amasse, on redresse les paniers, on relève l’âne par la queue ; cependant on laissait là cette pauvre femme qui criait comme une femme troussée. — Mais il y en a qui ne crient pas trop. — Aux sérails. — Là comme ailleurs.

L’Alcoran fut le seul livre de la nation pendant plusieurs siècles ; on brûla les autres, ou parce qu’ils étaient superflus, s’il n’y avait que ce qui est dans l’Alcoran, ou parce qu’il étaient pernicieux, s’ils contenaient autre chose que ce qui y est. Ce fut d’après ce raisonnement qu’on chauffa pendant six mois les bains d’Alexandrie des ouvrages du temps précédent. L’imposteur n’était plus, lorsque des fanatiques remplis de son esprit damnaient le calif Almamon pour avoir accueilli la science au détriment de la sainte ignorance des fidèles croyants. Ils disaient : Si quelqu’un ose l’imiter, il faut l’empaler et le porter de tribu en tribu, précédé d’un héraut qui criera : C’est ainsi qu’on traitera l’impie qui préférera la philosophie profane à la divine tradition, la raison au miraculeux Alcoran.

Cependant les Omméades firent peu de
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