La vraie vie

"Sous ses gros sourcils il a fait quelque chose de curieux. Il n’a pas bougé. Et, en même temps, il m’a prise dans ses bras. Avec ses yeux."

À la maison, il y avait quatre chambres. La mienne, celle de mon petit frère Gilles, celle de mes parents et celle des cadavres.

Par contraste, ce quartier gagnait en mocheté à mesure que la météo embellissait. La lumière révélait toute l'ampleur de sa noirceur.

L'été suivant est arrivé. L'état de Gilles ne s'était pas amélioré. Le vide de ses yeux s'était peu à peu rempli d'un truc incandescent, pointu et tranchant. Ce qui vivait à l'intérieur de la hyène avait progressivement migré vers la tête de mon petit frère. Une colonie de créatures sauvages s'y était installée, se nourrissant des lambeaux de sa cervelle. Cette armée grouillante pullulait, brûlait les forêts primaires et les transformait en paysages noirs et marécageux.

Alors j'ai décidé que moi aussi j'allais inventer une machine et que je voyagerais dans le temps et que je remettrais de l'ordre dans tout ça.
À partir de ce moment-là, ma vie ne m'est plus apparue que comme une branche ratée de la réalité, un brouillon destiné à être réécrit, et tout m'a semblé plus supportable.

"Les têtards, vous savez, il y a des gens qu'il ne faut pas approcher. Vous apprendrez ça. Il y a des gens qui vont assombrir le ciel, qui vont vous voler la joie, qui vont s'asseoir sur vos épaules pour vous empêcher de voler. Ceux-là, vous les laissez loin de vous. Lui, il fait partie de ceux-là."

Le voyage dans le temps, c'est comme l'immortalité, c'est un fantasme compréhensible, mais il faut apprendre à accepter l'inacceptable. L'homme veut comprendre, c'est sa bonne nature, sa nature d'enfant.

Les histoires, elles servent à mettre dedans tout ce qui nous fait peur, comme ça on est sûr que ça n'arrive pas dans la vraie vie.

Et c'était parti. Tout ce qu'elle pouvait espérer, c'était que cette colère de mon père sorte en cris. Enfin, c'était plutôt des rugissements. Sa voix le mettait en pièces pour la faire disparaître. Et pour ça, ma mère était d'accord. Disparaître. Et si les rugissements ne suffisaient pas, les mains venaient les aider. Jusqu'à ce que mon père vide complètement sa colère. Ma mère se retrouvait toujours par terre, immobile. Elle ressemblait à une taie d'oreiller vide. Après ça, on savait qu'on avait quelques semaines de calme devant nous.

C'est un royaume que j'avais bâti ces dernières années, à l'abri de sa colère, avec le professeur Pavlovic, le Champion, la Plume, Takeshi et Yumi. J'avais réussi à me construire un paysage intérieur solide et fertile. Il n'avait rien vu, j'avais déployé des trésors d'ingéniosité pour lui dissimuler ça derrière un décor sec et gris. Il ne savait pas qui j'étais. Maintenant il savait, le décor était tombé, il voyait tout. Et il allait le saccager. Peut-être même me tuer. Et ça ne pouvait pas arriver. La vie de Gilles en dépendait. Gilles, ses six ans, son rire et sa glace vanille-fraise.