Le livre brisé, prix Médicis 1989.
Ce n'est pas un livre de plaisir, mais celui d'une époustouflante construction, d'un jeu, sans qu'il en soit un, entre construction/destruction, actif/passif, fictif/vrai, chacun jalousant le rôle de l'autre, avec un crescendo de suspense que la quatrième de couverture n'arrive pas à diminuer.
Le fil de la diégèse fait des soubresauts, des bonds grisants qu'à moitié annoncés, en va-et-vient entre le passé et le présent, la bio et la fiction, la dernière en conflit accepté avec la première : "Vieillir offre assez d'inconvénients pour présenter de modestes avantages. J'ai ma recette. Je commence à connaître la cuisine. Une vie passée, quand on la débite en tranches, un peu saignantes, blessures de guerre encore ouvertes, crève-coeur toujours à vif, ballade des amours évaporées. Mais où sont les neiges d'antan ? D'un seul coup, elle se transforme. Elle devient un vrai roman. UN ROMAN VRAI. Ça fait coup double. On chatouille l'imagination. On certifie que l'imaginaire est véritable. Jouissance double : le rêve et la réalité."
Roman écriture, roman introspection, condamnation et raison de vivre.
Trou de mémoire, la mémoire passive subit les souvenirs, ne travaille plus le passé, n'adoucit plus les plaies, elle laisse traîner le noir et l'amertume, difficiles à digérer : la guerre, les juifs, les déportations, la peur.
Le style suit de près en électrochocs : coupé, sec, douloureux, abrasif, essoufflé. "Ecrire ne m'a jamais délivré. Je n'ai jamais été libéré. Les mots ne sont pas des actes. Même imprimés, ce sont des paroles en l'air... A l'époque, je n'avait pas voix au chapitre. Maintenant, j'emplis des chapitres de ma voix. Je vocifère en vain, fureurs inutiles. le passé, on peut le raconter, l'écrire. On ne peut pas le récrire... Pour dormir, il faut avoir la conscience tranquille. Tout le sang que je n'ai pas versé pèse à jamais sur la mienne... Je me replonge dans mes bas-fonds, jusqu'au tréfonds. Désespérément, je sonde, je fouille. Pas un reste, pas une trace. Tout à disparu dans un absolu naufrage. Comme une épave, je suis là, pétrifié, sur le terre-plein de l'Etoile, devant ce désastre. 8 MAI 45 : TROU DE MEMOIRE."
Mélange de souvenirs et d'imaginaire, chacun venant avec sa part de construction et de destruction, et le résultat un fil du rasoir, épreuve à multiples risques, qui n'excluent ni ceux de l'écriture ni ceux de la vie.
Serge Doubrovsky possédé par l'écriture, une fièvre qui le consume et le nourrit, c'est sa perte et sa vie.
Autofiction, tension dangereuse entre expérience vécue et expérience littéraire, pas seulement pour l'auteur mais également pour le lecteur pris à témoin, et la mémoire fouille l'enjeu de l'écriture qui contre attaque en imposant la culpabilité. Serge et sa femme Ilse, tendresse et mise en poussière par détonation fracassante.
Serge Doubrovsky, magicien des mots, jongleur habile avec les allégories les métaphores et les multiples sens qu'il prête aux verbes et aux noms, et avec l'ironie qu'il rend mordante sans lui enlever la subtilité, sorcier des rythmes qui passent à une simple tournure de plume du ralenti au galop effréné, pour revenir au ralenti, et des images qui se partagent le passé et le présent, et l'imaginaire.
Construction remarquable, réalité et fiction, psychanalyse, regard en soi-même, cri déchirant, littéraire et humain.
Merci à Victoria pour m'avoir fait découvrir cet auteur d'une force de frappe inouïe.