Le nom de la Voisin reste encore associé à la sombre et ténébreuse Affaire des Poisons, qui secoua l'ensemble de la noblesse française, y compris le cercle proche de Louis XIV, puisque sa maîtresse officielle, Mme de Montespan, y fut largement compromise. Une version du croquemitaine sauce à la diable, avec ses potions repoussantes et ses messes noires. Frissons et dégoût garantis dans ce roman, amplifiés par le fait que le lecteur est prévenu dès le prologue de la véracité du récit, même dans ses détails les plus sordides.
Isabelle Duquesnoy raconte ainsi dans «
La chambre des diablesses » l'ascension de la Voisin en tant que devineresse à la mode et la gradation de ses pratiques vers l'horreur en commençant par sa fin, puisqu'elle fut brûlée vive en 1680 et que sa fille, Marie-Marguerite, fut emprisonnée pour complicité. Ce sont ses mots de cette jeune fille qu'on lit dans le roman, puisque, pour sauver sa peau, elle entreprend le récit d'une vie pas toujours facile et sans amour auprès d'une mère escroc spécialisée dans les ténèbres et le satanisme pour plaire à une clientèle toujours plus assoiffée de nouveautés scandaleuses.
« Pouvez-vous me fabriquer une pommade qui rendrait à mon visage sa fraîcheur d'antan, que mon époux cesse enfin de renverser nos jeunes servantes ? », « Combien demandez-vous pour une martingale, qui me permettrait de gagner au trictrac ? » « Ah tu sais… Je me retiens souvent pour ne pas leur rigoler à la face. Mais, bande d'emmanchés, si j'avais de tels pouvoirs, je serais la première à m'en servir ! » Marie-Marguerite raconte ainsi le succès d'une mère particulièrement talentueuse dans l'art de rouler ses clients en flattant leur crédulité à l'aide d'esbrouffe et de poudre de perlimpinpin.
Un succès qui se payera au prix fort puisque La Voisin, au bout de quelques années, sera presque dépassée par celui-ci, par la fatigue occasionnée par des nuits passées debout à exercer ses arts occultes, mais surtout par un mépris grandissant face à une clientèle qui rapidement ne se satisfit plus de poudres pour faire revenir un amant égaré mais qui souhaitait faire plutôt disparaître le mari gênant : « On me couvrait d'or pour récompenser le miracle : l'amant était redevenu vert et galant, la mauvaise bru donnait enfin un enfant à la famille. Mais maintenant, que veux-tu… Je m'emmerde. On larmiche dans mon salon : « Ouin ! Mon galant ne me désire plus. » Bah, change ! Change d'amant, change de tête, change de ville, change de robe ou lave-toi les dessous-de-bras ! Je ne sais pas… « Ouin ! Mon mari ne me donne pas assez d'argent ! » Beh, attends qu'il crève. Pourquoi diable assassiner un vieux mari ?! C'est tellement plus simple de prendre un amant, ou même plusieurs ! J'en ai bien trois, moi… Je regrette le temps des nativités, des accouchements, des guérisons, des remerciements pour une bonne action… A présent, j'avorte, et je n'entends que des requêtes pour tuer… On tue par jalousie. On tue par cupidité. On tue au moindre soupçon de tromperie. Ah, ma fille… »
Marie-Marguerite dépeint ainsi une femme assez humaine au départ, qui justifiait ses pratiques par des considérations sociales : « je vends des remèdes à femmes désespérées qui n'ont aucun droit ni aucun moyen honorable de gagner leur propre argent. Telle est la misère des nobles clientes qui fréquentent ma maison. de quoi nous les faire prendre en pitié quelque fois. » Mais qui fut au fil des années prise dans un engrenage qui la rendra monstrueuse : est-ce l'appât du gain qui la fit tomber dans l'horreur sanguinaire sans remords (entre autres joyeusetés, pousser les sage-femmes à faire mourir les nouveaux-nés trop faibles ou organiser l'enlèvement de jeunes enfants pour récupérer leurs viscères et leurs coeurs), ou la nécessité de répondre aux demandes toujours plus viles d'une clientèle dépravée, habituée à la violence et prompte à dépenser des richesses dans des nouveautés toujours plus sanguinaires (il fallait être drôlement motivé – ou dérangé – pour boire une potion faite du sang d'un bébé égorgé devant soi mélangé à de l'urine de jeune fille et de la semence masculine…) ?
J'ai été fascinée et dégoûtée par le parcours de cette femme qui ne sut pas s'arrêter à temps dans ses pratiques ignobles, mais également par celui de sa fille : si j'ai pu compatir dans un premier temps avec ses souffrances de jeune fille en manque d'amour maternel, je n'ai pu comprendre sa passivité au long cours devant le glissement sanguinaire de sa mère, son manque de réactivité. Elle est horrifiée et même traumatisée par ses agissements, mais elle y participe dans une certaine mesure. J'ai également été horrifiée par cette noblesse décadente, totalement amorale, qui n'hésitait pas à recourir au meurtre comme solution pour le moindre problème (et qui s'en est tirée saine et sauve pour la plupart). Et contre toute attente, même si je suis assez d'accord avec La Voisin sur les goûts de Louis XIV en matière d'amantes (« La couronne a dû lui écraser le cerveau, pour choisir aussi mal ses maîtresses ! »), j'ai compati avec le Roi Soleil car il en a bu, des potions immondes…
Un roman particulièrement réussi et édifiant,
Isabelle Duquesnoy réussissant à adopter une écriture digne du XVIIe siècle en plus accessible, mais tout de même difficile à lire parce que les pratiques mises en avant sont vraiment dégoûtantes. La laideur de certaines âmes humaines qui transparaît dans ce texte est tout autant repoussante. À mettre entre des mains averties…