- Je ne sais pas ce qui s'est passé. Dès que je suis entré dans ce jardin, je suis devenu un homme comblé par la vie. [...] j'ai été tout à coup aussi à l'aise dans ce jardin que s'il avait été fait pour moi autant que pour les autres. Comme si, je ne saurais vous dire mieux, j'avais grandi brusquement et que je devenais enfin à la hauteur des événements de ma propre vie. [...]
L'air sentait à la fois le feu et les lions et je le respirais comme l'odeur même d'une fraternité qui enfin me concernait. Tous les passants étaient attentifs les uns aux autres et se délassaient dans cette lumière de miel. Je me souviens, je trouvais qu'ils ressemblaient aux lions. J'ai été heureux brusquement. [...] Une force considérable m'est montée à la tête dont je ne savais que faire.
Il y a des gens comme ça, qui ont tellement de plaisir à vivre qu'ils peuvent se passer d'espérer.
- Je tiens à un fil, vous comprenez, je tiens à moi-même par un fil, alors la vie m'est plus facile qu'à vous. Tout est là, au fond. Et je peux me passer de savoir certaines choses.
- Mais, Mademoiselle, nous ne parlons pas des mêmes choses. Je ne vous parle pas de ces changements qui modifient toute l’existence, mais seulement de ceux qui font plaisir le temps de les vivre.
Voyez-vous, je suis démunie à ce point que je peux tout me permettre pour ainsi dire. Je pourrais avec autant de force vouloir mourir que vouloir vivre, alors ? Car dites-moi un peu, Monsieur, à quelle douleur déjà existante sacrifierais-je ce courage ? et qui et quoi pourraient en tempérer la rigueur ?
La brise qui s’était assoupie s’éleva de nouveau, balaya de nouveau les nuages et, à la rôdeur soudaine de l’air, on devina encore une fois les promesses d’un proche été.
Simplement je vous disais qu’à force de comprendre les gens, d’essayer tout au moins de se mettre à leur place, de chercher ce qui pourrait les soulager de tant attendre, on fait des suppositions, des hypothèses, mais que, de là à donner des conseils, il y a un pas énorme et je m’en voudrais de l’avoir franchi sans m’en rendre compte…
Les femmes de ces hommes s’apeurent facilement et elles ont le regard bas et fatigué des femmes qui ne rêvent plus, n’est ce pas ?
Monsieur, je ne sais pas ce qu'il en est de la lâcheté, mais voilà que la vôtre me fait paraître mon courage un peu honteux. p145
-- Mais, Monsieur, comment arriverai-je à apprendre le plaisir aujourd'hui quand je suis exténuée de l'attendre pour demain ? Non, je n'aurai même pas la patience de regarder quoi que ce soit de nouveau.