Citations sur L'homme qui tremble (42)
Après Troyat, je redécouvre le plaisir d’habiter un livre, de m’y abriter des violences de l’école et des cris de notre mère. Je lis Cesbron, Van der Meersch, Cronin, Dorgelès, Brontë… et je finis par tomber sur deux romans qui m’ouvrent des horizons inespérés, Le Grand Meaulnes et Le Bal du comte d’Orgel. Jamais je ne me serais douté qu’avec des mots on pouvait exprimer des émotions aussi confuses, mais aussi intenses, que celle que je garde alors en moi depuis ma rencontre avec Cécile. (pages 68-69)
Le général Mladic allait prendre sa retraite quand la guerre a éclaté, il aimait sa femme, chérissait ses deux enfants, et ses abeilles, n’avait jamais frappé personne, et cependant il va donner l’ordre de bombarder un samedi matin le marché de Markale, sachant que s’y trouvent à ce moment-là des femmes et des enfants et commettant ainsi le plus épouvantable des massacres. (page 275)
Parce que je l’ai expérimenté à douze ans, j’ai l’intuition que l’effort que réclame le vélo peut me sauver de l’indignité, de l’errance, que l’effort est une forme de résistance archaïque au désespoir. (page 94)
Nous habitons un appartement dont nous n’avions pas le droit de casser les murs, nous payons nos courses avec des chèques sans provision, nous ne remboursons pas nos dettes, nous balançons sans les ouvrir les convocations au tribunal, les avis d’huissiers, les lettres de relance pour le loyer, pour l’EDF, pour nos écoles, nous roulons avec des pneus lisses, des feux en berne, et nous rions avec Toto quand nous parvenons à échapper à la police.
Agnès m’a choisi, peu importe que nous ne partagions rien. En me donnant une place dans son cœur, elle m’a provisoirement sorti de mon accablement, de mon indignité, ce que Juliette avait commencé à faire. Je suis aimé, enfin je suis aimé, attendu, désiré, et j’assure Agnès que je l’aime en retour, employant ce « mon amour » qui lui appartient et me bouleverse. (pages 98-99)
Les mots sont un outil d’exploration et de découverte, ils ont le pouvoir de creuser nos intuitions et d’éclairer notre inconscient, et je me rends compte en travaillant inlassablement les phrases que jusqu’ici je n’avais pas su utiliser la langue mystérieuse de l’écriture. (page 159)
Mes enfants aiment savoir si je suis « content », ils ne demandent surtout pas à en savoir plus et je n’ai pas envie de leur en dire plus, nous sommes aussi pudiques entre nous que je suis impudique dans mes livres – qu’ils disent ne pas lire et dont ils ne se cachent pas d’être gênés. En revanche, ils sont désarçonnés et catastrophés s’ils me savent « triste ». (page 310)
Agnès se plie à mes sautes d’humeur, ça me semble naturel, comme si nous nous étions mis d’accord sur nos rôles respectifs désormais – l’homme qui tremble d’un côté, la consolatrice de l’autre. Je serais encore bien incapable de dire ce qu’elle aime en moi – et encore moins avec le recul des années car tout me déçoit dans mon personnage -, mais j’ai compris que quoi que je fasse elle ne me lâcherait pas. (page 130)
Plus que de la colère, c’est un sentiment mortel de honte qui m’étreint. Pas un instant, je ne suis traversé par une joie quelconque. Les enfants sont un fléau, une malédiction, nous avons commis l’imprudence de l’oublier et nous voilà attrapés à notre tour. (pages 105-106)
Je m’initie aux secrets de l’amour, mais je ne pratique pas. Je devine aux histoires grivoises que les élèves se racontent qu’ils se masturbent, que certains couchent, déjà, moi pas, ni l’un ni l’autre. Aujourd’hui encore, me remémorant le garçon que je suis à dix-sept, puis dix-huit ans, je peine à m’expliquer cette chasteté. Je suis encombré de mon sexe comme je le suis de mes joues, voilà l’explication qui me vient, ce qui me laisse penser que c’est encore la honte qui me retient. Je me débarrasse de mon désir en l’ignorant, comme j’aspire mes joues entre mes dents pour les faire disparaître. (page 82)