"Deviens ce que tu es quand tu l'auras appris" Pindare
Je crois que cette citation colle à la peau de l'auteur et que c'est par l'écriture qu'il fait le chemin.
Je suis cette histoire familiale depuis le début et sans aucune lassitude, car
Lionel Duroy creuse un sillon et l'approfondit à chaque fois sous un angle différent.
« J'ai trouvé ce que je dois écrire : l'extravagante histoire d'amour de deux crétins — nos parents. Je ne les vois presque plus, je crois être parvenu à les oublier, quand je suis rattrapé par une sourde colère : comment notre père a-t-il pu ramper devant cette conne ? »
Il est évident pour ceux qui ont grandi dans une famille atypique que la construction de soi n'est pas un chemin tranquille.
Et dans ce livre dont le titre est magnifique car il illustre cette intranquillité, le lecteur assiste à ce cheminement.
Ce chemin est fait de chaos et la comparaison avec un pays en guerre est juste : tremblements, destruction et reconstruction sont le lot quotidien, les fluctuations journalières avec lesquelles il faut accepter de vivre. Oui mais à l'extérieur la personne est comme un extra-terrestre : elle n'a pas les mots, les codes, les subtilités pour appréhender les situations sociales et y répondre.
Comment construire un foyer et sa propre famille quand on est issu de ce fatras de ruines ?
C'est
un homme sans fard qui est là sous les yeux du lecteur. Une belle analyse des actes fondateurs sur le plan privé mais aussi professionnel, de celui qui est mais aurait pu être ou aurait dû être…
Les déclinaisons d'une vie.
Les femmes de sa vie, ses enfants sont des liens qui le fragilisent encore plus mais le construisent aussi, des pierres à l'édifice.
Egoïste ? Vu de l'extérieur sûrement, mais aurait-il pu faire différemment, ce n'est pas certains quand les bases d'une enfance construite et aimante sont absentes.
Il ne peut se construite que de façon empirique, sur chaque expérience vécue, sur l'observation de ce que lui n'a pas vécu.
« A vingt et un an je suis toujours en quête d'
un homme pour me montrer le chemin et je pense l'avoir trouvé en celui-ci, le père d'Agnès. Comme lui au même âge, je suis en colère contre l'ordre du monde, je ne veux pas en devenir un des petits soldats, je n'y entrerai pas mais me tiendrai en marge, occupé à écrire — l'écriture comme une forme de résistance. »
J'aime la façon d'analyser au scalpel ses états d'âme qui lui sont particulières : « […] or je demeure impassible, pour ne pas dire indifférent. J'envie ses larmes, je me dis que ça doit être agréable d'avoir de la peine et de pouvoir l'exprimer si simplement. de constater, en somme, que tout fonctionne normalement. Je suis conscient que chez moi quelque chose ne répond pas, que je ne suis pas normal, mais je n'ai aucune explication à me proposer. »
C'est une belle analyse des réactions mais je la trouve sévère. Personnellement, quand on doit se battre autant pour exister, il me semble que notre énergie est totalement mise au service de, et que les sentiments sont emprisonnés dans la carapace ainsi forgée.
Eh oui c'est une chance de pouvoir exprimer ses émotions avec simplicité car cette simplicité délivre.
Le lecteur sait que l'auteur a payé un lourd tribu, la mise au ban de sa famille, jusqu'à
Nous étions nés pour être heureux.
Si ceux qui ont partagé sa vie, de l'enfance à aujourd'hui, se cherchent dans ses écrits tels qu'ils se perçoivent, ils ne peuvent qu'être choqués. C'est LA vérité de
Lionel Duroy, celle qu'il a ressentie au plus profond de sa chair.
Ses années de déscolarisation, les petits boulots exercés, les études aussi, le journalisme et le reporter dans les pays en guerre sont ses petits cailloux semés sur son chemin personnel.
C'est très intéressant pour le lecteur qui voyage dans un univers atypique pour être ramené à l'écriture qui coupe du monde.
L'écriture comme moyen de se sauver des difficultés de vivre.
C'est souvent comme le disait
Philip Roth le moyen de fuir la dépression pour continuer à vivre.
Cette analyse des fragilités que l'on traîne comme un boulet, qui font que la seule personne qui ne trouve pas grâce à nos yeux est nous-même, est totalement pertinente et en cohérence avec l'oeuvre de
Lionel Duroy.
Cet homme m'émeut à chaque livre, une belle émotion, pas d'apitoiement, non juste l'émotion qui vient du coeur comme une main tendue.
Lionel Duroy est comme le roseau de la fable.
En conclusion et je partage ce sentiment :
« […] comme si nous étions condamnés à courir toute notre vie derrière la personne que nous sommes sans jamais parvenir à la rattraper. »
©Chantal Lafon