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Citations sur L'oeuvre ouverte (40)

Que les quatre interprétations du discours allégorique soient quantitativement limitées en comparaison des perspectives nombreuses qui s'ouvrent à l'œuvre d'art contemporaine, ce n'est pas là ce qui nous importe, mais bien que ces expériences recouvrent — comme nous essaierons de le montrer — des visions du monde profondément différentes.
Procédant par raccourcis historiques, nous pouvons trouver dans l'esthétique baroque une bonne illustration de la notion moderne d'« ouverture ». L'art baroque est la négation même du défini, du statique, du sans équivoque, qui caractérisait la forme classique de la Renaissance, avec son espace déployé autour d'un axe central, délimité par des lignes symétriques et des angles fermés, renvoyant les uns et les autres au centre, de façon à suggérer l'éternité « essentielle » plutôt que le mouvement. La forme baroque, elle, est dynamique ; elle tend vers une indétermination de l'effet — par le jeu des pleins et des vides, de la lumière et de l'ombre, des courbes, des lignes brisées, des angles aux inclinaisons diverses — et suggère une progressive dilatation de l'espace. La recherche du mouvement et du trompe-l'œil exclut la vision privilégiée, univoque, frontale, et incite le spectateur à se déplacer continuellement pour voir l'œuvre sous des aspects toujours nouveaux, comme un objet en perpétuelle transformation. Si la spiritualité baroque apparaît comme la première manifestation clairement exprimée de la culture et de la sensibilité modernes, c'est que pour la première fois l'homme échappe à la norme, au canonique (garanti par l'ordre cosmique et par la stabilité des essences) et se trouve, dans le domaine artistique aussi bien que scientifique, en face d'un monde en mouvement, qui exige de lui une activité créatrice. Les poétiques de la « maraviglia », de l' esprit, du wif, de l' ingenium, de la métaphore, tendent, au delà de leurs apparences byzantines, à mettre en valeur cette nouvelle fonction inventive de l'homme. L'œuvre d'art n'est plus un objet dont on contemple la beauté bien fondée mais un mystère à découvrir, un devoir à accomplir, un stimulant pour l'imagination. Toutefois, ce sont là conclusions de la critique moderne, et c'est seulement aujourd'hui que l'esthétique peut les ériger en lois. Il serait par conséquent téméraire de voir dans la poétique baroque une formulation consciente de l'œuvre « ouverte ».

Autre exemple: entre l'illuminisme et le romantisme s'élabore la théorie de la « poésie pure ». L'empirisme anglais, avec son refus des idées générales et des lois abstraites, proclame la « liberté » du poète et annonce déjà une thématique de la « création ». Des affirmations de Burke sur le pouvoir émotionnel des mots, on passe à celles de Novalis sur le pouvoir purement évocateur de la poésie, devenue l'art du sens indéterminé et de la signification imprécise. Dans cette perspective, une idée est d'autant plus personnelle et stimulante « qu'un plus grand nombre de pensées, de mondes, de réactions s'y croisent et s'y mêlent. Lorsqu'une œuvre se présente avec des intentions et des significations diverses, lorsqu'elle a plusieurs visages, et qu'elle peut être comprise et aimée de différentes manières, elle devient intéressante comme l'expression même d'une personnalité 4 ».
Mais il faut attendre la fin du romantisme et la deuxième partie du XIX e siècle, il faut attendre le symbolisme pour voir esquissée de façon délibérée une théorie de l'œuvre « ouverte ». L' Art poétique de Verlaine est à cet égard parfaitement explicite :

De la musique avant toute chose,
et pour cela préfère l'impair
plus vague et plus soluble dans l'air
sans rien en lui qui pèse et qui pose.
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Une œuvre conçue sur ce principe est incontestablement dotée d'une certaine « ouverture » le lecteur sait que chaque phrase, chaque personnage, enveloppent des significations multiformes qu'il lui appartient de découvrir. Selon son état d'esprit, il choisira la clef qui lui semblera la meilleure et « utilisera » l'oeuvre dans un sens qui peut être différent de celui adopté au cours d'une précédente lecture. Or, ici encore, « ouverture » ne signifie pas « indétermination » de la communication, « infinies » possibilités de la forme, liberté d'interprétation. Le lecteur a simplement à sa disposition un éventail de possibilités soigneusement déterminées, et conditionnées de façon que la réaction interprétative n'échappe jamais au contrôle de l'auteur. Dante le montre bien dans sa Lettre I 3 : « Pour éclairer ce mode de développement, examinons les vers suivants: ln exitu Israel de Ægypto, domus Jacob de populo barbaro, facta efi Judea santificatio ejus, Israel potestas ejus. Pris dans leur sens littéral, ils signifient que les fils d'Israël sont sortis d'Égypte au temps de Moïse. Allégoriquement, ils expriment notre rédemption par le Christ. Leur sens moral est la conversion de l'âme passant de l'état du péché à celui de la grâce. Enfin, si nous considérons leur sens anagogique, ils disent la libération de l'âme sainte qui sort de l'esclavage de la corruption pour atteindre à la liberté de la gloire éternelle. » Il est évident qu'on a ainsi épuisé toutes les lecturess licites : le lecteur peut choisir un sens plutôt qu'un autre, à l'intérieur de cette phrase qui se déroule sur quatre plans distincts, mais sans échapper pour autant à des règles d'interprétation préétablies et univoques. La signification des figures allégoriques et emblématiques qu'on trouve dans les textes médiévaux est déterminée par les encyclopédies, les bestiaires et les lapidaires de l'époque ; leur symbolique est objective et institutionnelle. Cette poétique de l'univoque et du nécessaire recouvre un monde ordonné, une hiérarchie des êtres et des lois qu'un même discours poétique peut éclairer à plusieurs niveaux mais que chacun doit entendre dans la seule perspective possible, qui est celle du Logos créateur. L'ordre de l'œuvre d'art se confond avec celui d'une société impériale et théocratique ; les lois qui président à la lecture sont celles-là même d'un gouvernement autoritaire qui guide l'homme dans chacun de ses actes en lui prescrivant les buts à atteindre et en lui offrantt les moyens d'y parvenir.
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Parmi les compositions de musique instrumentale les plus récentes, il en est un certain nombre qui se caractérisent par l'extraordinaire liberté qu'elles accordent à l'exécutant. Celui-ci n'a plus seulement, comme dans la musique traditionnelle, la faculté d'interpréter selon sa propre sensibilité les indications du compositeur : il doit agir sur la structure même de l'œuvre, déterminer la durée des notes ou la succession des sons, dans un acte d'improvisation créatrice.
Donnons quelques exemples :
1.- Dans le Klavierstück XI de Karlheinz Stockhausen, l'auteur propose, sur une même feuille, une série de structures musicales parmi lesquelles l'exécutant devra choisir librement la structure initiale, puis établir la succession des autres. La liberté de l'interprète agit ici sur l'enchaînement « narratif » du morceau; elle réalise un véritable « montage » des phrases musicales.
2. Dans la Sequenza pour flûte seule de Luciano Berio, l'interprète se trouve devant une trame musicale où la succession des sons et leur intensité sont indiquées, mais où la durée de chaque note est fonction de la valeur que lui attribue l'exécutant, à l'intérieur d'un cadre temporel général déterminé par les pulsations régulières du métronome.
3. A propos de sa composition Scambi (« Échanges »), Henri Pousseur explique que l'œuvre constitue moins un morceau qu'un champ de possibilités, une invitation à choisir. Scambi se compose de seize sections, dont chacune peut être reliée à deux autres sans que pour autant la continuité logique du devenir sonore soit compromise. En effet, deux sections commencent de façon identique, définies par des caractères communs, à partir desquels elles évoluent de manière divergente ; deux autres, en revanche, peuvent aboutir à un même point. La possibilité de commencer et de finir par n'importe quelle section permet un grand nombre de combinaisons chronologiques. Enfin, les sections qui commencent de façon identique peuvent être superposées et donner naissance à une polyphonie structurale plus complexe... Selon l'auteur, on pourrait imaginer qu'un enregistrement sur bande magnétique des seize sections soit mis dans le commerce ; à condition de disposer d'une installation acoustique relativement coûteuse, chaque amateur de musique pourrait exercer, en les combinant, une faculté créatrice inédite, témoigner personnellement d'une nouvelle sensibilité à la matière sonore et au temps.

4. Dans sa Troisième Sonate pour piano, Pierre Boulez prévoit une première partie (Formant 1 : « Antiphonie »), composée de dix sections réparties sur dix feuilles que l'on peut combiner comme autant de fiches (même si toutes les combinaisons ne sont pas admises). La deuxième partie (Formant 2. : « Trope ») se compose de quatre sections dont la structure circulaire permet de commencer par n'importe laquelle pourvu qu'on la rattache aux suivantes de façon à clore le cercle. Les possibilités d'interprétation à l'intérieur de chaque section sont limitées. Cependant l'une d'elles — « Parenthèses » — par exemple, commence par une mesure dont le temps est indiqué, et se poursuit par d'amples parenthèses à l'intérieur desquelles le temps reste libre ; les indications précisant le mode de liaison d'un passage à l'autre ( sans retenir, enchaîner sans interruption, etc.) assurent le maintien d'une sorte de règle ; de plus, toute structure placée entre parenthèses peut ne pas être jouée.
Ces quatre exemples, choisis parmi beaucoup d'autres, révèlent la distance considérable qui sépare de pareils modes de communication musicale de ceux auxquels nous avait habitués la tradition. Une œuvre musicale classique —une fugue de Bach, Aïda, ou le Sacre du Printemps — est un ensemble de réalités sonores que l'auteur organise de façon immuable ; il les traduit en signes conventionnels pour permettre à l'exécutant de retrouver (plus ou moins fidèlement) la forme qu'il a conçue. Au contraire, les œuvres musicales dont nous venons de parler ne constituent pas des messages achevés et définis, des formes déterminées une fois pour toutes. Nous ne sommes plus devant des œuvres qui demandent à être repensées et revécues dans une direction structurale donnée, mais bien devant des œuvres « ouvertes », que l'interprète accomplit au moment même où il en assume la médiation 1.

Il convient d'observer, sous peine d'équivoque terminologique, que si nous allons parler d'œuvres « ouvertes », c'est en vertu d'une convention : nous faisons abstraction des autres acceptions du mot pour en faire l'expression d'une dialectique nouvelle entre l'œuvre et son interprète.
Les esthéticiens parlent parfois de « l'achèvement » et de l' « ouverture » de l'oeuvre d'art, pour éclairer ce qui se passe au moment de la « consommation » de l'objet esthétique. Une œuvre d'art est d'un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu'elle a été conçue par l'auteur, à travers la configuration des effets qu'elle produit sur l'intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi l'auteur crée-t-il une forme achevée afin qu'elle soit goûtée et comprise telle qu'il l'a voulue. Mais d'un autre côté, en réagissant à la constellation des stimuli, en essayant d'apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture déterminée, des goûts, des ten- dances, des préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. Au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d'aspects et de résonances sans jamais cesser d'être elle-même. (Un panneau de signalisation routière ne peut, au contraire, être envi- sagé que sous un seul aspect ; le soumettre à une interprétation fantaisiste, ce serait lui retirer jusqu'à sa définition.) En ce premier sens, toute œuvre d'art, alors même qu'elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée. Jouir d'une œuvre d'art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale 2.
Il est clair cependant que des œuvres comme celles de Berio ou de Stockhausen sont « ouvertes » en un sens moins métaphorique et plus concret. Ce sont (à envisager le phénomène d'une façon grossière) des œuvres inachevées que l'auteur confie à l'interprète, un peu comme les morceaux d'un Meccano ; on dirait qu'il se désin- téresse de leur sort. Pour inexacte et paradoxale que soit cette dernière interprétation, il faut bien reconnaître que, vues de l'extérieur, les expériences musicales dont nous parlons se prêtent à des équivoques de ce genre. Ces équivoques ont au moins l'avantage de nous amener à chercher pourquoi les artistes poussent aujourd'hui dans ce sens, quels facteurs culturels les entraînent et quelle évolution de la sensibilité esthétique. Mieux: nous ne pouvons manquer de nous demander ce que deviennent des expériences aussi paradoxales au regard de la théorie esthétique

La poétique de l'œuvre « ouverte » tend, dit Pousseur 3, à favoriser chez l'interprète « des actes de liberté consciente », à faire de lui le centre actif d'un réseau inépuisable de relations parmi lesquelles il élabore sa propre forme, sans être déterminé par une nécessité dérivant de l'organisation même de l'œuvre. On pourrait objecter (en se reportant au premier sens, au sens large, du mot « ouverture ») que toute œuvre traditionnelle, encore que matériellement achevée, exige de son interprète une réponse personnelle et créatrice : il ne peut la comprendre sans la réinventer en collaboration. avec l'auteur. Remarquons cependant que l'esthétique a dû se livrer à une réflexion critique approfondie sur la nature du rapport interprétatif avant d'en venir à une telle conclusion. Il y a quelques siècles, l'artiste n'était nullement conscient de ce qu'apporte l'exécution. Aujourd'hui, non seulement il accepte « l'ouverture » comme un fait inévitable, mais elle devient pour lui principe de création.
L'importance de l'élément subjectif dans la jouissance esthétique qui implique une interaction entre l'œuvre, donnée objective, et le sujet, qui la perçoit n'avait certes pas échappé aux anciens. Ainsi, Platon, dans le Sophiste, note que les peintres représentent leurs personnages non pas exactement mais en fonction de l'angle sous lequel ils seront regardés ; Vitruve distingue entre symétrie et eurythmie, cette dernière étant l'adaptation des proportions objectives aux exigences subjectives de la vision. Le développement d'une science et d'une pratique de la perspective montre bien l'importance reconnue à l'interprétation subjective de l'oeuvre d'art : le tableau doit être conçu en fonction d'un œil qui le regarde d'un point donné. Il est cependant incontestable que ces préoccupations ne favorisent nullement l' « ouverture » de l'œuvre. Au contraire. Les divers artifices de perspective sont autant de moyens pour amener l'observateur à voir l'objet représenté d'une seule façon, de la seule façon qui soit juste — celle que l'auteur a choisie.

Prenons un autre exemple. Le Moyen Age vit se développer la théorie de l' allégorisme, selon laquelle la Sainte Écriture (puis, par extension, la poésie et les arts figuratifs) peut être interprétée suivant quatre sens différents : littéral, allégorique, moral et anagogique. Cette théorie, avec laquelle Dante nous a familiarisés, trouve sa source chez saint Paul ( videmus nunc per speculum in aenigmate, tunc autem facie ad faciem). Reprise par saint Jérôme, Augustin, Scot Erigène, Bède, Hugues et Richard de Saint- Victor, Alain de Lille, Bonaventure, Thomas, d'autres encore, elle constitue la clef de la poésie médiévale.
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ue les quatre interprétations du discours allégorique soient quantitativement limitées en comparaison des perspectives nombreuses qui s'ouvrent à l'œuvre d'art contemporaine, ce n'est pas là ce qui nous importe, mais bien que ces expériences recouvrent — comme nous essaierons de le montrer — des visions du monde profondément différentes.
Procédant par raccourcis historiques, nous pouvons trouver dans l'esthétique baroque une bonne illustration de la notion moderne d'« ouverture ». L'art baroque est la négation même du défini, du statique, du sans équivoque, qui caractérisait la forme classique de la Renaissance, avec son espace déployé autour d'un axe central, délimité par des lignes symétriques et des angles fermés, renvoyant les uns et les autres au centre, de façon à suggérer l'éternité « essentielle » plutôt que le mouvement. La forme baroque, elle, est dynamique ; elle tend vers une indétermination de l'effet — par le jeu des pleins et des vides, de la lumière et de l'ombre, des courbes, des lignes brisées, des angles aux inclinaisons diverses — et suggère une progressive dilatation de l'espace. La recherche du mouvement et du trompe-l'œil exclut la vision privilégiée, univoque, frontale, et incite le spectateur à se déplacer continuellement pour voir l'œuvre sous des aspects toujours nouveaux, comme un objet en perpétuelle transformation. Si la spiritualité baroque apparaît comme la première manifestation clairement exprimée de la culture et de la sensibilité modernes, c'est que pour la première fois l'homme échappe à la norme, au canonique (garanti par l'ordre cosmique et par la stabilité des essences) et se trouve, dans le domaine artistique aussi bien que scientifique, en face d'un monde en mouvement, qui exige de lui une activité créatrice. Les poétiques de la « maraviglia », de l' esprit, du wif, de l' ingenium, de la métaphore, tendent, au delà de leurs apparences byzantines, à mettre en valeur cette nouvelle fonction inventive de l'homme. L'œuvre d'art n'est plus un objet dont on contemple la beauté bien fondée mais un mystère à découvrir, un devoir à accomplir, un stimulant pour l'imagination. Toutefois, ce sont là conclusions de la critique moderne, et c'est seulement aujourd'hui que l'esthétique peut les ériger en lois. Il serait par conséquent téméraire de voir dans la poétique baroque une formulation consciente de l'œuvre « ouverte ».

Autre exemple: entre l'illuminisme et le romantisme s'élabore la théorie de la « poésie pure ». L'empirisme anglais, avec son refus des idées générales et des lois abstraites, proclame la « liberté » du poète et annonce déjà une thématique de la « création ». Des affirmations de Burke sur le pouvoir émotionnel des mots, on passe à celles de Novalis sur le pouvoir purement évocateur de la poésie, devenue l'art du sens indéterminé et de la signification imprécise. Dans cette perspective, une idée est d'autant plus personnelle et stimulante « qu'un plus grand nombre de pensées, de mondes, de réactions s'y croisent et s'y mêlent. Lorsqu'une œuvre se présente avec des intentions et des significations diverses, lorsqu'elle a plusieurs visages, et qu'elle peut être comprise et aimée de différentes manières, elle devient intéressante comme l'expression même d'une personnalité 4 ».
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L'importance de l'élément subjectif dans la jouissance esthétique qui implique une interaction entre l'œuvre, donnée objective, et le sujet, qui la perçoit n'avait certes pas échappé aux anciens. Ainsi, Platon, dans le Sophiste, note que les peintres représentent leurs personnages non pas exactement mais en fonction de l'angle sous lequel ils seront regardés ; Vitruve distingue entre symétrie et eurythmie, cette dernière étant l'adaptation des proportions objectives aux exigences subjectives de la vision. Le développement d'une science et d'une pratique de la perspective montre bien l'importance reconnue à l'interprétation subjective de l'oeuvre d'art : le tableau doit être conçu en fonction d'un œil qui le regarde d'un point donné. Il est cependant incontestable que ces préoccupations ne favorisent nullement l' « ouverture » de l'œuvre. Au contraire. Les divers artifices de perspective sont autant de moyens pour amener l'observateur à voir l'objet représenté d'une seule façon, de la seule façon qui soit juste — celle que l'auteur a choisie.
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Parmi les compositions de musique instrumentale les plus récentes, il en est un certain nombre qui se caractérisent par l'extraordinaire liberté qu'elles accordent à l'exécutant. Celui-ci n'a plus seulement, comme dans la musique traditionnelle, la faculté d'interpréter selon sa propre sensibilité les indications du compositeur : il doit agir sur la structure même de l'œuvre, déterminer la durée des notes ou la succession des sons, dans un acte d'improvisation créatrice.
Donnons quelques exemples :
1.- Dans le Klavierstück XI de Karlheinz Stockhausen, l'auteur propose, sur une même feuille, une série de structures musicales parmi lesquelles l'exécutant devra choisir librement la structure initiale, puis établir la succession des autres. La liberté de l'interprète agit ici sur l'enchaînement « narratif » du morceau; elle réalise un véritable « montage » des phrases musicales.
2. Dans la Sequenza pour flûte seule de Luciano Berio, l'interprète se trouve devant une trame musicale où la succession des sons et leur intensité sont indiquées, mais où la durée de chaque note est fonction de la valeur que lui attribue l'exécutant, à l'intérieur d'un cadre temporel général déterminé par les pulsations régulières du métronome.
3. A propos de sa composition Scambi (« Échanges »), Henri Pousseur explique que l'œuvre constitue moins un morceau qu'un champ de possibilités, une invitation à choisir. Scambi se compose de seize sections, dont chacune peut être reliée à deux autres sans que pour autant la continuité logique du devenir sonore soit compromise. En effet, deux sections commencent de façon identique, définies par des caractères communs, à partir desquels elles évoluent de manière divergente ; deux autres, en revanche, peuvent aboutir à un même point. La possibilité de commencer et de finir par n'importe quelle section permet un grand nombre de combinaisons chronologiques. Enfin, les sections qui commencent de façon identique peuvent être superposées et donner naissance à une polyphonie structurale plus complexe... Selon l'auteur, on pourrait imaginer qu'un enregistrement sur bande magnétique des seize sections soit mis dans le commerce ; à condition de disposer d'une installation acoustique relativement coûteuse, chaque amateur de musique pourrait exercer, en les combinant, une faculté créatrice inédite, témoigner personnellement d'une nouvelle sensibilité à la matière sonore et au temps.

4. Dans sa Troisième Sonate pour piano, Pierre Boulez prévoit une première partie (Formant 1 : « Antiphonie »), composée de dix sections réparties sur dix feuilles que l'on peut combiner comme autant de fiches (même si toutes les combinaisons ne sont pas admises). La deuxième partie (Formant 2. : « Trope ») se compose de quatre sections dont la structure circulaire permet de commencer par n'importe laquelle pourvu qu'on la rattache aux suivantes de façon à clore le cercle. Les possibilités d'interprétation à l'intérieur de chaque section sont limitées. Cependant l'une d'elles — « Parenthèses » — par exemple, commence par une mesure dont le temps est indiqué, et se poursuit par d'amples parenthèses à l'intérieur desquelles le temps reste libre ; les indications précisant le mode de liaison d'un passage à l'autre ( sans retenir, enchaîner sans interruption, etc.) assurent le maintien d'une sorte de règle ; de plus, toute structure placée entre parenthèses peut ne pas être jouée.
Ces quatre exemples, choisis parmi beaucoup d'autres, révèlent la distance considérable qui sépare de pareils modes de communication musicale de ceux auxquels nous avait habitués la tradition. Une œuvre musicale classique —une fugue de Bach, Aïda, ou le Sacre du Printemps — est un ensemble de réalités sonores que l'auteur organise de façon immuable ; il les traduit en signes conventionnels pour permettre à l'exécutant de retrouver (plus ou moins fidèlement) la forme qu'il a conçue. Au contraire, les œuvres musicales dont nous venons de parler ne constituent pas des messages achevés et définis, des formes déterminées une fois pour toutes. Nous ne sommes plus devant des œuvres qui demandent à être repensées et revécues dans une direction structurale donnée, mais bien devant des œuvres « ouvertes », que l'interprète accomplit au moment même où il en assume la médiation 1.

Il convient d'observer, sous peine d'équivoque terminologique, que si nous allons parler d'œuvres « ouvertes », c'est en vertu d'une convention : nous faisons abstraction des autres acceptions du mot pour en faire l'expression d'une dialectique nouvelle entre l'œuvre et son interprète.
Les esthéticiens parlent parfois de « l'achèvement » et de l' « ouverture » de l'oeuvre d'art, pour éclairer ce qui se passe au moment de la « consommation » de l'objet esthétique. Une œuvre d'art est d'un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu'elle a été conçue par l'auteur, à travers la configuration des effets qu'elle produit sur l'intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi l'auteur crée-t-il une forme achevée afin qu'elle soit goûtée et comprise telle qu'il l'a voulue. Mais d'un autre côté, en réagissant à la constellation des stimuli, en essayant d'apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture déterminée, des goûts, des ten- dances, des préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. Au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d'aspects et de résonances sans jamais cesser d'être elle-même. (Un panneau de signalisation routière ne peut, au contraire, être envi- sagé que sous un seul aspect ; le soumettre à une interprétation fantaisiste, ce serait lui retirer jusqu'à sa définition.) En ce premier sens, toute œuvre d'art, alors même qu'elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée. Jouir d'une œuvre d'art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale 2.
Il est clair cependant que des œuvres comme celles de Berio ou de Stockhausen sont « ouvertes » en un sens moins métaphorique et plus concret. Ce sont (à envisager le phénomène d'une façon grossière) des œuvres inachevées que l'auteur confie à l'interprète, un peu comme les morceaux d'un Meccano ; on dirait qu'il se désin- téresse de leur sort. Pour inexacte et paradoxale que soit cette dernière interprétation, il faut bien reconnaître que, vues de l'extérieur, les expériences musicales dont nous parlons se prêtent à des équivoques de ce genre. Ces équivoques ont au moins l'avantage de nous amener à chercher pourquoi les artistes poussent aujourd'hui dans ce sens, quels facteurs culturels les entraînent et quelle évolution de la sensibilité esthétique. Mieux: nous ne pouvons manquer de nous demander ce que deviennent des expériences aussi paradoxales au regard de la théorie esthétique

La poétique de l'œuvre « ouverte » tend, dit Pousseur 3, à favoriser chez l'interprète « des actes de liberté consciente », à faire de lui le centre actif d'un réseau inépuisable de relations parmi lesquelles il élabore sa propre forme, sans être déterminé par une nécessité dérivant de l'organisation même de l'œuvre. On pourrait objecter (en se reportant au premier sens, au sens large, du mot « ouverture ») que toute œuvre traditionnelle, encore que matériellement achevée, exige de son interprète une réponse personnelle et créatrice : il ne peut la comprendre sans la réinventer en collaboration. avec l'auteur. Remarquons cependant que l'esthétique a dû se livrer à une réflexion critique approfondie sur la nature du rapport interprétatif avant d'en venir à une telle conclusion. Il y a quelques siècles, l'artiste n'était nullement conscient de ce qu'apporte l'exécution. Aujourd'hui, non seulement il accepte « l'ouverture » comme un fait inévitable, mais elle devient pour lui principe de création.
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Il est clair cependant que des œuvres comme celles de Berio ou de Stockhausen sont « ouvertes » en un sens moins métaphorique et plus concret. Ce sont (à envisager le phénomène d'une façon grossière) des œuvres inachevées que l'auteur confie à l'interprète, un peu comme les morceaux d'un Meccano ; on dirait qu'il se désin- téresse de leur sort. Pour inexacte et paradoxale que soit cette dernière interprétation, il faut bien reconnaître que, vues de l'extérieur, les expériences musicales dont nous parlons se prêtent à des équivoques de ce genre. Ces équivoques ont au moins l'avantage de nous amener à chercher pourquoi les artistes poussent aujourd'hui dans ce sens, quels facteurs culturels les entraînent et quelle évolution de la sensibilité esthétique. Mieux: nous ne pouvons manquer de nous demander ce que deviennent des expériences aussi paradoxales au regard de la théorie esthétique
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1. — Il convient d'éliminer tout de suite une équivoque : l'intervention de cet interprète qu'est l'exécutant (le musicien qui joue une partition ou l'acteur qui récite un texte) ne peut évidemment se confondre avec l'intervention de cet autre interprète qu'est le consommateur (celui qui regarde un tableau, lit en silence un poème ou écoute une œuvre musicale que d'autres exécutent). Cependant, au niveau de l'analyse esthétique, les deux opérations peuvent être considérées comme des modalités différentes d'une même attitude interprétative : la «lecture», la «contemplation », la «jouissance» d'une œuvre d'art représentent une forme individuelle et tacite d' «exécution». La notion de processus interprétatif englobe l'ensemble de ces comportements. Nous nous référons pour tout ceci à la pensée de Luigi Pareyson, Estetica- Teoria della formatività , Turin, 1954, en particulier au ch. VlIl. Il faut ajouter que certaines œuvres qui se présentent à l'exécutant (au musicien, à l'auteur) comme «ouvertes» sont reçues par le public comme le résultat désormais univoque d'un choix définitif ; dans d'autres cas, le choix de l'exécutant laisse subsister la possibilité d'un choix second auquel le public est convié.

2.— L'attention à cette forme générale de l' «ouverture» apparaît clairement dans la méthodologie critique de Roland Barthes : «Cette disponibilité n'est pas une vertu mineure ; elle est bien au contraire l'être même de la littérature, porté à son paroxysme. Écrire, c'est ébranler le sens du monde, y disposer une interrogation indirecte, à laquelle l'écrivain, par un dernier suspense, s'abstient de répondre. La réponse c'est chacun de nous qui la donne, y apportant son histoire, son langage, sa liberté mais comme histoire, langage et liberté changent infiniment, la réponse du monde à l'écrivain est infinie : on ne cesse jamais de répondre à ce qui a été écrit hors de toute réponse: affirmés, puis mis en rivalité, puis remplacés, les sens passent, la question demeure... Mais pour que le jeu s'accomplisse (...) il faut respecter certaines règles : il faut d'une part que l'œuvre soit vraiment une forme, qu'elle désigne vraiment un sens tremblé, et non un sens fermé... » (Avant-propos à Sur Racine, Paris, Seuil, 1963). En ce sens, donc, la littérature (mais le problème se pose pour tous Ies arts) désignerait de façon certaine un objet incertain.
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4. Dans sa Troisième Sonate pour piano, Pierre Boulez prévoit une première partie (Formant 1 : « Antiphonie »), composée de dix sections réparties sur dix feuilles que l'on peut combiner comme autant de fiches (même si toutes les combinaisons ne sont pas admises). La deuxième partie (Formant 2. : « Trope ») se compose de quatre sections dont la structure circulaire permet de commencer par n'importe laquelle pourvu qu'on la rattache aux suivantes de façon à clore le cercle. Les possibilités d'interprétation à l'intérieur de chaque section sont limitées. Cependant l'une d'elles — « Parenthèses » — par exemple, commence par une mesure dont le temps est indiqué, et se poursuit par d'amples parenthèses à l'intérieur desquelles le temps reste libre ; les indications précisant le mode de liaison d'un passage à l'autre ( sans retenir, enchaîner sans interruption, etc.) assurent le maintien d'une sorte de règle ; de plus, toute structure placée entre parenthèses peut ne pas être jouée.
Ces quatre exemples, choisis parmi beaucoup d'autres, révèlent la distance considérable qui sépare de pareils modes de communication musicale de ceux auxquels nous avait habitués la tradition. Une œuvre musicale classique —une fugue de Bach, Aïda, ou le Sacre du Printemps — est un ensemble de réalités sonores que l'auteur organise de façon immuable ; il les traduit en signes conventionnels pour permettre à l'exécutant de retrouver (plus ou moins fidèlement) la forme qu'il a conçue. Au contraire, les œuvres musicales dont nous venons de parler ne constituent pas des messages achevés et définis, des formes déterminées une fois pour toutes. Nous ne sommes plus devant des œuvres qui demandent à être repensées et revécues dans une direction structurale donnée, mais bien devant des œuvres « ouvertes », que l'interprète accomplit au moment même où il en assume la médiation 1.

Il convient d'observer, sous peine d'équivoque terminologique, que si nous allons parler d'œuvres « ouvertes », c'est en vertu d'une convention : nous faisons abstraction des autres acceptions du mot pour en faire l'expression d'une dialectique nouvelle entre l'œuvre et son interprète.
Les esthéticiens parlent parfois de « l'achèvement » et de l' « ouverture » de l'oeuvre d'art, pour éclairer ce qui se passe au moment de la « consommation » de l'objet esthétique. Une œuvre d'art est d'un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu'elle a été conçue par l'auteur, à travers la configuration des effets qu'elle produit sur l'intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi l'auteur crée-t-il une forme achevée afin qu'elle soit goûtée et comprise telle qu'il l'a voulue. Mais d'un autre côté, en réagissant à la constellation des stimuli, en essayant d'apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture déterminée, des goûts, des ten- dances, des préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. Au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d'aspects et de résonances sans jamais cesser d'être elle-même. (Un panneau de signalisation routière ne peut, au contraire, être envi- sagé que sous un seul aspect ; le soumettre à une interprétation fantaisiste, ce serait lui retirer jusqu'à sa définition.) En ce premier sens, toute œuvre d'art, alors même qu'elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée. Jouir d'une œuvre d'art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale 2.
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Parmi les compositions de musique instrumentale les plus récentes, il en est un certain nombre qui se caractérisent par l'extraordinaire liberté qu'elles accordent à l'exécutant. Celui-ci n'a plus seulement, comme dans la musique traditionnelle, la faculté d'interpréter selon sa propre sensibilité les indications du compositeur : il doit agir sur la structure même de l'œuvre, déterminer la durée des notes ou la succession des sons, dans un acte d'improvisation créatrice.
Donnons quelques exemples :
1.- Dans le Klavierstück XI de Karlheinz Stockhausen, l'auteur propose, sur une même feuille, une série de structures musicales parmi lesquelles l'exécutant devra choisir librement la structure initiale, puis établir la succession des autres. La liberté de l'interprète agit ici sur l'enchaînement « narratif » du morceau; elle réalise un véritable « montage » des phrases musicales.
2. Dans la Sequenza pour flûte seule de Luciano Berio, l'interprète se trouve devant une trame musicale où la succession des sons et leur intensité sont indiquées, mais où la durée de chaque note est fonction de la valeur que lui attribue l'exécutant, à l'intérieur d'un cadre temporel général déterminé par les pulsations régulières du métronome.
3. A propos de sa composition Scambi (« Échanges »), Henri Pousseur explique que l'œuvre constitue moins un morceau qu'un champ de possibilités, une invitation à choisir. Scambi se compose de seize sections, dont chacune peut être reliée à deux autres sans que pour autant la continuité logique du devenir sonore soit compromise. En effet, deux sections commencent de façon identique, définies par des caractères communs, à partir desquels elles évoluent de manière divergente ; deux autres, en revanche, peuvent aboutir à un même point. La possibilité de commencer et de finir par n'importe quelle section permet un grand nombre de combinaisons chronologiques. Enfin, les sections qui commencent de façon identique peuvent être superposées et donner naissance à une polyphonie structurale plus complexe... Selon l'auteur, on pourrait imaginer qu'un enregistrement sur bande magnétique des seize sections soit mis dans le commerce ; à condition de disposer d'une installation acoustique relativement coûteuse, chaque amateur de musique pourrait exercer, en les combinant, une faculté créatrice inédite, témoigner personnellement d'une nouvelle sensibilité à la matière sonore et au temps.
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