Umberto EcoChantal Roux de Bézieux (Autre)André Boucourechliev (Autre)
EAN : 9782020053273
314 pages
Seuil
(01/10/1979)
3.98/5
23 notes
L'oeuvre ouverte
Résumé :
Depuis le début du siècle sont apparues des oeuvres qui s'offrent à une pluralité d'organisations: compositions musicales dont les parties sont à enchaîner selon le choix de l'interprète, sculptures mobiles, tableaux informels, jeux sémantiques dont Finnegans Wake a fourni le modèle.
Ce nouveau type d'oeuvres, U. Eco le décrit, et l'enracine en le confrontant à l'ensemble de la culture contemporaine, aux sciences qui accordent une importance toujours plus gra...
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Au Moyen-Age les oeuvres d'art ont d'abord été composée pour présenter une lecture univoque, qui ne prête pas à interprétation. Cela correspondait à l'idée d'un monde formé selon l'ordre divin, immuable et parfait. A l'âge baroque, l'insertion des perspectives, des mises en abyme a correspondu à l'établissement de l'héliocentrisme et la remise en cause d'un ordre figé du monde. le romantisme a introduit l'intuition et la recherche d'une esthétique qui provoque l'imprécision des sentiments. Mais ce n'est qu'avec le symbolisme que les artistes ont volontairement cherché, par la forme de leurs discours, à proposer une multiplicité d'interprétations à leurs oeuvres, poétique qui s'est poursuivie au XXème siècle, marqué par le monolingue intérieur de Joyce. Cela ne signifie pas que les formes d'art antérieures n'aient pas cherché elles aussi la multiplication de l'interprétation du texte, mais elles le faisaient au travers d'une formulation univoque. La nouveauté du symbolisme est que le signe même devient le lieu de travail d'une expression multiformes. C'est ce que Eco appelle l'oeuvre "ouverte", car ouverte aux interprétations.
Ces interprétations naissent de la quantité d'informations que contient la compréhension émotionnelle de l'oeuvre. Pour définir la notion "d'ouverture", Eco applique la théorie de l'information et aboutit à la conclusion que la quantité d'information que contient l'oeuvre et donc son degré d'ouverture dépend du "désordre" que le code fait naître. Autrement dit, un code convenu met en oeuvre une logique redondante, ordonnée qui n'apprend que peu de choses au récepteur. Au contraire, un message qui rompt l'ordre insinue des biais dans le message, un désordre, une entropie, qui accumule les informations. Tout désordre ne saurait pour autant représenter une oeuvre : il appartient à l'artiste de concevoir un modèle qui crée un mode de langage nouveau, avec lequel il pourra constituer "son désordre". Charge au lecteur de trouver, par la redondance inévitable du message, la ou les clés qui ont permis à l'artiste de réaliser son oeuvre. C'est dans cette identification et cette compréhension émotionnelle que se situe le plaisir esthétique d'une oeuvre qui provoquera à chacune de ses "consommations" une nouvelle signification jusqu'à épuisement. Il faudra alors laisser l'oeuvre de côté pour y revenir plus tard, lorsque notre propre sensibilité aura évolué et que, par l'accumulation d'expériences acquises entre temps, nous "consommerons" l'oeuvre avec une nouvelle sensibilité, source de nouvelles significations et de nouveaux plaisirs.
C'est dans ce sens que travaillent les artistes "informels". La prise directe de vidéo par la télévision est aussi un moyen de proposer un récit (choix de l'emplacement des caméras, du montage...). En littérature, c'est Joyce qui a su avec Ulysse et Finnegans Wake proposer des réalisations particulièrement convaincante de ce à quoi peut ressembler un désordre organisé. En empruntant la poétique de Saint Augustin, d'Aristote et des symbolistes français, il propose une oeuvre censée représenter la destruction de l'univers et contenir tous les problèmes humains contemporains. Joyce insère le chaos dans son oeuvre et donne à lire une intuition d'un monde nouveau qui ne trouve pas encore de langage propre et doit emprunter les codes anciens pour se constituer. Oeuvre monumentale par le nombre infini de significations qu'elle offre du fait d'une architecture des plus complexes, l'oeuvre de Joyce est une transition dans l'histoire de la poétique mondiale qu'à elle seule, elle résume et permet de comprendre.
Si l'on considère que le propre de la civilisation occidentale est d'envisager le monde comme un champ des possibles, alors le principe de l'oeuvre "ouverte" serait non pas seulement une poétique particulière mais en quelque sorte le condensé de toute la civilisation occidentale : l'art contemporain aurait alors des vertus pédagogiques, car apte à enseigner, par son principe de proposer des significations ouvertes, le sens même du mode d'être au monde des occidentaux.
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"
L'oeuvre ouverte" place l'artiste non pas dans une mégalomanie autocentrée.
Mais dans une inspiration constamment nourrie d'influences consciente ou inconsciente. de la reconnaissances de ses filiations au chemin parcouru de l'homme, précédé par l'homme. Venant peu à peu compléter la bibliothèque du monde de l'art, d'un Lascaux sous la voûte du coeur.
Un oeuvre complexe qu'il faut appréhender avec patience et ouverture...
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Avec cet essai, paru en 1964, le jeune
Umberto Eco s'ouvre les voies de la notoriété en s'intéressant à l'art d'avant-garde, au langage, à l'information, au signe et à la communication. Dans cette étude, austère et aride pour certains passages (notamment sur la différence entre information et communication), l'auteur italien s'avère passionnant dans sa vision de l'ouverture des oeuvres d'art (modernes et contemporaines). Il est surtout convaincant dans son approche des romans de
James Joyce : il parvient à montrer pourquoi les livres
Ulysse et
Finnegans Wake ont révolutionné la littérature en même temps qu'ils se situent dans la droite ligne de la culture occidentale. Il nous fait découvrir en quoi s.
Thomas d'Aquin peut être considéré comme une référence capitale dans l'oeuvre de Joyce. Un essai lumineux.
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Parmi les compositions de musique instrumentale les plus récentes, il en est un certain nombre qui se caractérisent par l'extraordinaire liberté qu'elles accordent à l'exécutant. Celui-ci n'a plus seulement, comme dans la musique traditionnelle, la faculté d'interpréter selon sa propre sensibilité les indications du compositeur : il doit agir sur la structure même de l'œuvre, déterminer la durée des notes ou la succession des sons, dans un acte d'improvisation créatrice.
Donnons quelques exemples :
1.- Dans le Klavierstück XI de Karlheinz Stockhausen, l'auteur propose, sur une même feuille, une série de structures musicales parmi lesquelles l'exécutant devra choisir librement la structure initiale, puis établir la succession des autres. La liberté de l'interprète agit ici sur l'enchaînement « narratif » du morceau; elle réalise un véritable « montage » des phrases musicales.
2. Dans la Sequenza pour flûte seule de Luciano Berio, l'interprète se trouve devant une trame musicale où la succession des sons et leur intensité sont indiquées, mais où la durée de chaque note est fonction de la valeur que lui attribue l'exécutant, à l'intérieur d'un cadre temporel général déterminé par les pulsations régulières du métronome.
3. A propos de sa composition Scambi (« Échanges »), Henri Pousseur explique que l'œuvre constitue moins un morceau qu'un champ de possibilités, une invitation à choisir. Scambi se compose de seize sections, dont chacune peut être reliée à deux autres sans que pour autant la continuité logique du devenir sonore soit compromise. En effet, deux sections commencent de façon identique, définies par des caractères communs, à partir desquels elles évoluent de manière divergente ; deux autres, en revanche, peuvent aboutir à un même point. La possibilité de commencer et de finir par n'importe quelle section permet un grand nombre de combinaisons chronologiques. Enfin, les sections qui commencent de façon identique peuvent être superposées et donner naissance à une polyphonie structurale plus complexe... Selon l'auteur, on pourrait imaginer qu'un enregistrement sur bande magnétique des seize sections soit mis dans le commerce ; à condition de disposer d'une installation acoustique relativement coûteuse, chaque amateur de musique pourrait exercer, en les combinant, une faculté créatrice inédite, témoigner personnellement d'une nouvelle sensibilité à la matière sonore et au temps.
4. Dans sa Troisième Sonate pour piano, Pierre Boulez prévoit une première partie (Formant 1 : « Antiphonie »), composée de dix sections réparties sur dix feuilles que l'on peut combiner comme autant de fiches (même si toutes les combinaisons ne sont pas admises). La deuxième partie (Formant 2. : « Trope ») se compose de quatre sections dont la structure circulaire permet de commencer par n'importe laquelle pourvu qu'on la rattache aux suivantes de façon à clore le cercle. Les possibilités d'interprétation à l'intérieur de chaque section sont limitées. Cependant l'une d'elles — « Parenthèses » — par exemple, commence par une mesure dont le temps est indiqué, et se poursuit par d'amples parenthèses à l'intérieur desquelles le temps reste libre ; les indications précisant le mode de liaison d'un passage à l'autre ( sans retenir, enchaîner sans interruption, etc.) assurent le maintien d'une sorte de règle ; de plus, toute structure placée entre parenthèses peut ne pas être jouée.
Ces quatre exemples, choisis parmi beaucoup d'autres, révèlent la distance considérable qui sépare de pareils modes de communication musicale de ceux auxquels nous avait habitués la tradition. Une œuvre musicale classique —une fugue de Bach, Aïda, ou le Sacre du Printemps — est un ensemble de réalités sonores que l'auteur organise de façon immuable ; il les traduit en signes conventionnels pour permettre à l'exécutant de retrouver (plus ou moins fidèlement) la forme qu'il a conçue. Au contraire, les œuvres musicales dont nous venons de parler ne constituent pas des messages achevés et définis, des formes déterminées une fois pour toutes. Nous ne sommes plus devant des œuvres qui demandent à être repensées et revécues dans une direction structurale donnée, mais bien devant des œuvres « ouvertes », que l'interprète accomplit au moment même où il en assume la médiation 1.
Il convient d'observer, sous peine d'équivoque terminologique, que si nous allons parler d'œuvres « ouvertes », c'est en vertu d'une convention : nous faisons abstraction des autres acceptions du mot pour en faire l'expression d'une dialectique nouvelle entre l'œuvre et son interprète.
Les esthéticiens parlent parfois de « l'achèvement » et de l' « ouverture » de l'oeuvre d'art, pour éclairer ce qui se passe au moment de la « consommation » de l'objet esthétique. Une œuvre d'art est d'un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu'elle a été conçue par l'auteur, à travers la configuration des effets qu'elle produit sur l'intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi l'auteur crée-t-il une forme achevée afin qu'elle soit goûtée et comprise telle qu'il l'a voulue. Mais d'un autre côté, en réagissant à la constellation des stimuli, en essayant d'apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture déterminée, des goûts, des ten- dances, des préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. Au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d'aspects et de résonances sans jamais cesser d'être elle-même. (Un panneau de signalisation routière ne peut, au contraire, être envi- sagé que sous un seul aspect ; le soumettre à une interprétation fantaisiste, ce serait lui retirer jusqu'à sa définition.) En ce premier sens, toute œuvre d'art, alors même qu'elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée. Jouir d'une œuvre d'art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale 2.
Il est clair cependant que des œuvres comme celles de Berio ou de Stockhausen sont « ouvertes » en un sens moins métaphorique et plus concret. Ce sont (à envisager le phénomène d'une façon grossière) des œuvres inachevées que l'auteur confie à l'interprète, un peu comme les morceaux d'un Meccano ; on dirait qu'il se désin- téresse de leur sort. Pour inexacte et paradoxale que soit cette dernière interprétation, il faut bien reconnaître que, vues de l'extérieur, les expériences musicales dont nous parlons se prêtent à des équivoques de ce genre. Ces équivoques ont au moins l'avantage de nous amener à chercher pourquoi les artistes poussent aujourd'hui dans ce sens, quels facteurs culturels les entraînent et quelle évolution de la sensibilité esthétique. Mieux: nous ne pouvons manquer de nous demander ce que deviennent des expériences aussi paradoxales au regard de la théorie esthétique
La poétique de l'œuvre « ouverte » tend, dit Pousseur 3, à favoriser chez l'interprète « des actes de liberté consciente », à faire de lui le centre actif d'un réseau inépuisable de relations parmi lesquelles il élabore sa propre forme, sans être déterminé par une nécessité dérivant de l'organisation même de l'œuvre. On pourrait objecter (en se reportant au premier sens, au sens large, du mot « ouverture ») que toute œuvre traditionnelle, encore que matériellement achevée, exige de son interprète une réponse personnelle et créatrice : il ne peut la comprendre sans la réinventer en collaboration. avec l'auteur. Remarquons cependant que l'esthétique a dû se livrer à une réflexion critique approfondie sur la nature du rapport interprétatif avant d'en venir à une telle conclusion. Il y a quelques siècles, l'artiste n'était nullement conscient de ce qu'apporte l'exécution. Aujourd'hui, non seulement il accepte « l'ouverture » comme un fait inévitable, mais elle devient pour lui principe de création.
L'importance de l'élément subjectif dans la jouissance esthétique qui implique une interaction entre l'œuvre, donnée objective, et le sujet, qui la perçoit n'avait certes pas échappé aux anciens. Ainsi, Platon, dans le Sophiste, note que les peintres représentent leurs personnages non pas exactement mais en fonction de l'angle sous lequel ils seront regardés ; Vitruve distingue entre symétrie et eurythmie, cette dernière étant l'adaptation des proportions objectives aux exigences subjectives de la vision. Le développement d'une science et d'une pratique de la perspective montre bien l'importance reconnue à l'interprétation subjective de l'oeuvre d'art : le tableau doit être conçu en fonction d'un œil qui le regarde d'un point donné. Il est cependant incontestable que ces préoccupations ne favorisent nullement l' « ouverture » de l'œuvre. Au contraire. Les divers artifices de perspective sont autant de moyens pour amener l'observateur à voir l'objet représenté d'une seule façon, de la seule façon qui soit juste — celle que l'auteur a choisie.
Prenons un autre exemple. Le Moyen Age vit se développer la théorie de l' allégorisme, selon laquelle la Sainte Écriture (puis, par extension, la poésie et les arts figuratifs) peut être interprétée suivant quatre sens différents : littéral, allégorique, moral et anagogique. Cette théorie, avec laquelle Dante nous a familiarisés, trouve sa source chez saint Paul ( videmus nunc per speculum in aenigmate, tunc autem facie ad faciem). Reprise par saint Jérôme, Augustin, Scot Erigène, Bède, Hugues et Richard de Saint- Victor, Alain de Lille, Bonaventure, Thomas, d'autres encore, elle constitue la clef de la poésie médiévale. Une œuvre conçue sur ce principe est incontestablement dotée d'une certaine « ouverture » le lecteur sait que
Parmi les compositions de musique instrumentale les plus récentes, il en est un certain nombre qui se caractérisent par l'extraordinaire liberté qu'elles accordent à l'exécutant. Celui-ci n'a plus seulement, comme dans la musique traditionnelle, la faculté d'interpréter selon sa propre sensibilité les indications du compositeur : il doit agir sur la structure même de l'œuvre, déterminer la durée des notes ou la succession des sons, dans un acte d'improvisation créatrice.
Donnons quelques exemples :
1.- Dans le Klavierstück XI de Karlheinz Stockhausen, l'auteur propose, sur une même feuille, une série de structures musicales parmi lesquelles l'exécutant devra choisir librement la structure initiale, puis établir la succession des autres. La liberté de l'interprète agit ici sur l'enchaînement « narratif » du morceau; elle réalise un véritable « montage » des phrases musicales.
2. Dans la Sequenza pour flûte seule de Luciano Berio, l'interprète se trouve devant une trame musicale où la succession des sons et leur intensité sont indiquées, mais où la durée de chaque note est fonction de la valeur que lui attribue l'exécutant, à l'intérieur d'un cadre temporel général déterminé par les pulsations régulières du métronome.
3. A propos de sa composition Scambi (« Échanges »), Henri Pousseur explique que l'œuvre constitue moins un morceau qu'un champ de possibilités, une invitation à choisir. Scambi se compose de seize sections, dont chacune peut être reliée à deux autres sans que pour autant la continuité logique du devenir sonore soit compromise. En effet, deux sections commencent de façon identique, définies par des caractères communs, à partir desquels elles évoluent de manière divergente ; deux autres, en revanche, peuvent aboutir à un même point. La possibilité de commencer et de finir par n'importe quelle section permet un grand nombre de combinaisons chronologiques. Enfin, les sections qui commencent de façon identique peuvent être superposées et donner naissance à une polyphonie structurale plus complexe... Selon l'auteur, on pourrait imaginer qu'un enregistrement sur bande magnétique des seize sections soit mis dans le commerce ; à condition de disposer d'une installation acoustique relativement coûteuse, chaque amateur de musique pourrait exercer, en les combinant, une faculté créatrice inédite, témoigner personnellement d'une nouvelle sensibilité à la matière sonore et au temps.
4. Dans sa Troisième Sonate pour piano, Pierre Boulez prévoit une première partie (Formant 1 : « Antiphonie »), composée de dix sections réparties sur dix feuilles que l'on peut combiner comme autant de fiches (même si toutes les combinaisons ne sont pas admises). La deuxième partie (Formant 2. : « Trope ») se compose de quatre sections dont la structure circulaire permet de commencer par n'importe laquelle pourvu qu'on la rattache aux suivantes de façon à clore le cercle. Les possibilités d'interprétation à l'intérieur de chaque section sont limitées. Cependant l'une d'elles — « Parenthèses » — par exemple, commence par une mesure dont le temps est indiqué, et se poursuit par d'amples parenthèses à l'intérieur desquelles le temps reste libre ; les indications précisant le mode de liaison d'un passage à l'autre ( sans retenir, enchaîner sans interruption, etc.) assurent le maintien d'une sorte de règle ; de plus, toute structure placée entre parenthèses peut ne pas être jouée.
Ces quatre exemples, choisis parmi beaucoup d'autres, révèlent la distance considérable qui sépare de pareils modes de communication musicale de ceux auxquels nous avait habitués la tradition. Une œuvre musicale classique —une fugue de Bach, Aïda, ou le Sacre du Printemps — est un ensemble de réalités sonores que l'auteur organise de façon immuable ; il les traduit en signes conventionnels pour permettre à l'exécutant de retrouver (plus ou moins fidèlement) la forme qu'il a conçue. Au contraire, les œuvres musicales dont nous venons de parler ne constituent pas des messages achevés et définis, des formes déterminées une fois pour toutes. Nous ne sommes plus devant des œuvres qui demandent à être repensées et revécues dans une direction structurale donnée, mais bien devant des œuvres « ouvertes », que l'interprète accomplit au moment même où il en assume la médiation 1.
Il convient d'observer, sous peine d'équivoque terminologique, que si nous allons parler d'œuvres « ouvertes », c'est en vertu d'une convention : nous faisons abstraction des autres acceptions du mot pour en faire l'expression d'une dialectique nouvelle entre l'œuvre et son interprète.
Les esthéticiens parlent parfois de « l'achèvement » et de l' « ouverture » de l'oeuvre d'art, pour éclairer ce qui se passe au moment de la « consommation » de l'objet esthétique. Une œuvre d'art est d'un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu'elle a été conçue par l'auteur, à travers la configuration des effets qu'elle produit sur l'intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi l'auteur crée-t-il une forme achevée afin qu'elle soit goûtée et comprise telle qu'il l'a voulue. Mais d'un autre côté, en réagissant à la constellation des stimuli, en essayant d'apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture déterminée, des goûts, des ten- dances, des préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. Au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d'aspects et de résonances sans jamais cesser d'être elle-même. (Un panneau de signalisation routière ne peut, au contraire, être envi- sagé que sous un seul aspect ; le soumettre à une interprétation fantaisiste, ce serait lui retirer jusqu'à sa définition.) En ce premier sens, toute œuvre d'art, alors même qu'elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée. Jouir d'une œuvre d'art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale 2.
Il est clair cependant que des œuvres comme celles de Berio ou de Stockhausen sont « ouvertes » en un sens moins métaphorique et plus concret. Ce sont (à envisager le phénomène d'une façon grossière) des œuvres inachevées que l'auteur confie à l'interprète, un peu comme les morceaux d'un Meccano ; on dirait qu'il se désin- téresse de leur sort. Pour inexacte et paradoxale que soit cette dernière interprétation, il faut bien reconnaître que, vues de l'extérieur, les expériences musicales dont nous parlons se prêtent à des équivoques de ce genre. Ces équivoques ont au moins l'avantage de nous amener à chercher pourquoi les artistes poussent aujourd'hui dans ce sens, quels facteurs culturels les entraînent et quelle évolution de la sensibilité esthétique. Mieux: nous ne pouvons manquer de nous demander ce que deviennent des expériences aussi paradoxales au regard de la théorie esthétique
La poétique de l'œuvre « ouverte » tend, dit Pousseur 3, à favoriser chez l'interprète « des actes de liberté consciente », à faire de lui le centre actif d'un réseau inépuisable de relations parmi lesquelles il élabore sa propre forme, sans être déterminé par une nécessité dérivant de l'organisation même de l'œuvre. On pourrait objecter (en se reportant au premier sens, au sens large, du mot « ouverture ») que toute œuvre traditionnelle, encore que matériellement achevée, exige de son interprète une réponse personnelle et créatrice : il ne peut la comprendre sans la réinventer en collaboration. avec l'auteur. Remarquons cependant que l'esthétique a dû se livrer à une réflexion critique approfondie sur la nature du rapport interprétatif avant d'en venir à une telle conclusion. Il y a quelques siècles, l'artiste n'était nullement conscient de ce qu'apporte l'exécution. Aujourd'hui, non seulement il accepte « l'ouverture » comme un fait inévitable, mais elle devient pour lui principe de création.
L'importance de l'élément subjectif dans la jouissance esthétique qui implique une interaction entre l'œuvre, donnée objective, et le sujet, qui la perçoit n'avait certes pas échappé aux anciens. Ainsi, Platon, dans le Sophiste, note que les peintres représentent leurs personnages non pas exactement mais en fonction de l'angle sous lequel ils seront regardés ; Vitruve distingue entre symétrie et eurythmie, cette dernière étant l'adaptation des proportions objectives aux exigences subjectives de la vision. Le développement d'une science et d'une pratique de la perspective montre bien l'importance reconnue à l'interprétation subjective de l'oeuvre d'art : le tableau doit être conçu en fonction d'un œil qui le regarde d'un point donné. Il est cependant incontestable que ces préoccupations ne favorisent nullement l' « ouverture » de l'œuvre. Au contraire. Les divers artifices de perspective sont autant de moyens pour amener l'observateur à voir l'objet représenté d'une seule façon, de la seule façon qui soit juste — celle que l'auteur a choisie.
Prenons un autre exemple. Le Moyen Age vit se développer la théorie de l' allégorisme, selon laquelle la Sainte Écriture (puis, par extension, la poésie et les arts figuratifs) peut être interprétée suivant quatre sens différents : littéral, allégorique, moral et anagogique. Cette théorie, avec laquelle Dante nous a familiarisés, trouve sa source chez saint Paul ( videmus nunc per speculum in aenigmate, tunc autem facie ad faciem). Reprise par saint Jérôme, Augustin, Scot Erigène, Bède, Hugues et Richard de Saint- Victor, Alain de Lille, Bonaventure, Thomas, d'autres encore, elle constitue la clef de la poésie médiévale. Une œuvre conçue sur ce principe est incontestablement dotée d'une certaine « ouverture » le lecteur sait que
Parmi les compositions de musique instrumentale les plus récentes, il en est un certain nombre qui se caractérisent par l'extraordinaire liberté qu'elles accordent à l'exécutant. Celui-ci n'a plus seulement, comme dans la musique traditionnelle, la faculté d'interpréter selon sa propre sensibilité les indications du compositeur : il doit agir sur la structure même de l'œuvre, déterminer la durée des notes ou la succession des sons, dans un acte d'improvisation créatrice.
Donnons quelques exemples :
1.- Dans le Klavierstück XI de Karlheinz Stockhausen, l'auteur propose, sur une même feuille, une série de structures musicales parmi lesquelles l'exécutant devra choisir librement la structure initiale, puis établir la succession des autres. La liberté de l'interprète agit ici sur l'enchaînement « narratif » du morceau; elle réalise un véritable « montage » des phrases musicales.
2. Dans la Sequenza pour flûte seule de Luciano Berio, l'interprète se trouve devant une trame musicale où la succession des sons et leur intensité sont indiquées, mais où la durée de chaque note est fonction de la valeur que lui attribue l'exécutant, à l'intérieur d'un cadre temporel général déterminé par les pulsations régulières du métronome.
3. A propos de sa composition Scambi (« Échanges »), Henri Pousseur explique que l'œuvre constitue moins un morceau qu'un champ de possibilités, une invitation à choisir. Scambi se compose de seize sections, dont chacune peut être reliée à deux autres sans que pour autant la continuité logique du devenir sonore soit compromise. En effet, deux sections commencent de façon identique, définies par des caractères communs, à partir desquels elles évoluent de manière divergente ; deux autres, en revanche, peuvent aboutir à un même point. La possibilité de commencer et de finir par n'importe quelle section permet un grand nombre de combinaisons chronologiques. Enfin, les sections qui commencent de façon identique peuvent être superposées et donner naissance à une polyphonie structurale plus complexe... Selon l'auteur, on pourrait imaginer qu'un enregistrement sur bande magnétique des seize sections soit mis dans le commerce ; à condition de disposer d'une installation acoustique relativement coûteuse, chaque amateur de musique pourrait exercer, en les combinant, une faculté créatrice inédite, témoigner personnellement d'une nouvelle sensibilité à la matière sonore et au temps.
4. Dans sa Troisième Sonate pour piano, Pierre Boulez prévoit une première partie (Formant 1 : « Antiphonie »), composée de dix sections réparties sur dix feuilles que l'on peut combiner comme autant de fiches (même si toutes les combinaisons ne sont pas admises). La deuxième partie (Formant 2. : « Trope ») se compose de quatre sections dont la structure circulaire permet de commencer par n'importe laquelle pourvu qu'on la rattache aux suivantes de façon à clore le cercle. Les possibilités d'interprétation à l'intérieur de chaque section sont limitées. Cependant l'une d'elles — « Parenthèses » — par exemple, commence par une mesure dont le temps est indiqué, et se poursuit par d'amples parenthèses à l'intérieur desquelles le temps reste libre ; les indications précisant le mode de liaison d'un passage à l'autre ( sans retenir, enchaîner sans interruption, etc.) assurent le maintien d'une sorte de règle ; de plus, toute structure placée entre parenthèses peut ne pas être jouée.
Ces quatre exemples, choisis parmi beaucoup d'autres, révèlent la distance considérable qui sépare de pareils modes de communication musicale de ceux auxquels nous avait habitués la tradition. Une œuvre musicale classique —une fugue de Bach, Aïda, ou le Sacre du Printemps — est un ensemble de réalités sonores que l'auteur organise de façon immuable ; il les traduit en signes conventionnels pour permettre à l'exécutant de retrouver (plus ou moins fidèlement) la forme qu'il a conçue. Au contraire, les œuvres musicales dont nous venons de parler ne constituent pas des messages achevés et définis, des formes déterminées une fois pour toutes. Nous ne sommes plus devant des œuvres qui demandent à être repensées et revécues dans une direction structurale donnée, mais bien devant des œuvres « ouvertes », que l'interprète accomplit au moment même où il en assume la médiation 1.
Il convient d'observer, sous peine d'équivoque terminologique, que si nous allons parler d'œuvres « ouvertes », c'est en vertu d'une convention : nous faisons abstraction des autres acceptions du mot pour en faire l'expression d'une dialectique nouvelle entre l'œuvre et son interprète.
Les esthéticiens parlent parfois de « l'achèvement » et de l' « ouverture » de l'oeuvre d'art, pour éclairer ce qui se passe au moment de la « consommation » de l'objet esthétique. Une œuvre d'art est d'un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu'elle a été conçue par l'auteur, à travers la configuration des effets qu'elle produit sur l'intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi l'auteur crée-t-il une forme achevée afin qu'elle soit goûtée et comprise telle qu'il l'a voulue. Mais d'un autre côté, en réagissant à la constellation des stimuli, en essayant d'apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture déterminée, des goûts, des ten- dances, des préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. Au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d'aspects et de résonances sans jamais cesser d'être elle-même. (Un panneau de signalisation routière ne peut, au contraire, être envi- sagé que sous un seul aspect ; le soumettre à une interprétation fantaisiste, ce serait lui retirer jusqu'à sa définition.) En ce premier sens, toute œuvre d'art, alors même qu'elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée. Jouir d'une œuvre d'art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale 2.
Il est clair cependant que des œuvres comme celles de Berio ou de Stockhausen sont « ouvertes » en un sens moins métaphorique et plus concret. Ce sont (à envisager le phénomène d'une façon grossière) des œuvres inachevées que l'auteur confie à l'interprète, un peu comme les morceaux d'un Meccano ; on dirait qu'il se désin- téresse de leur sort. Pour inexacte et paradoxale que soit cette dernière interprétation, il faut bien reconnaître que, vues de l'extérieur, les expériences musicales dont nous parlons se prêtent à des équivoques de ce genre. Ces équivoques ont au moins l'avantage de nous amener à chercher pourquoi les artistes poussent aujourd'hui dans ce sens, quels facteurs culturels les entraînent et quelle évolution de la sensibilité esthétique. Mieux: nous ne pouvons manquer de nous demander ce que deviennent des expériences aussi paradoxales au regard de la théorie esthétique
La poétique de l'œuvre « ouverte » tend, dit Pousseur 3, à favoriser chez l'interprète « des actes de liberté consciente », à faire de lui le centre actif d'un réseau inépuisable de relations parmi lesquelles il élabore sa propre forme, sans être déterminé par une nécessité dérivant de l'organisation même de l'œuvre. On pourrait objecter (en se reportant au premier sens, au sens large, du mot « ouverture ») que toute œuvre traditionnelle, encore que matériellement achevée, exige de son interprète une réponse personnelle et créatrice : il ne peut la comprendre sans la réinventer en collaboration. avec l'auteur. Remarquons cependant que l'esthétique a dû se livrer à une réflexion critique approfondie sur la nature du rapport interprétatif avant d'en venir à une telle conclusion. Il y a quelques siècles, l'artiste n'était nullement conscient de ce qu'apporte l'exécution. Aujourd'hui, non seulement il accepte « l'ouverture » comme un fait inévitable, mais elle devient pour lui principe de création.
L'importance de l'élément subjectif dans la jouissance esthétique qui implique une interaction entre l'œuvre, donnée objective, et le sujet, qui la perçoit n'avait certes pas échappé aux anciens. Ainsi, Platon, dans le Sophiste, note que les peintres représentent leurs personnages non pas exactement mais en fonction de l'angle sous lequel ils seront regardés ; Vitruve distingue entre symétrie et eurythmie, cette dernière étant l'adaptation des proportions objectives aux exigences subjectives de la vision. Le développement d'une science et d'une pratique de la perspective montre bien l'importance reconnue à l'interprétation subjective de l'oeuvre d'art : le tableau doit être conçu en fonction d'un œil qui le regarde d'un point donné. Il est cependant incontestable que ces préoccupations ne favorisent nullement l' « ouverture » de l'œuvre. Au contraire. Les divers artifices de perspective sont autant de moyens pour amener l'observateur à voir l'objet représenté d'une seule façon, de la seule façon qui soit juste — celle que l'auteur a choisie.
Prenons un autre exemple. Le Moyen Age vit se développer la théorie de l' allégorisme, selon laquelle la Sainte Écriture (puis, par extension, la poésie et les arts figuratifs) peut être interprétée suivant quatre sens différents : littéral, allégorique, moral et anagogique. Cette théorie, avec laquelle Dante nous a familiarisés, trouve sa source chez saint Paul ( videmus nunc per speculum in aenigmate, tunc autem facie ad faciem). Reprise par saint Jérôme, Augustin, Scot Erigène, Bède, Hugues et Richard de Saint- Victor, Alain de Lille, Bonaventure, Thomas, d'autres encore, elle constitue la clef de la poésie médiévale.
Parmi les compositions de musique instrumentale les plus récentes, il en est un certain nombre qui se caractérisent par l'extraordinaire liberté qu'elles accordent à l'exécutant. Celui-ci n'a plus seulement, comme dans la musique traditionnelle, la faculté d'interpréter selon sa propre sensibilité les indications du compositeur : il doit agir sur la structure même de l'œuvre, déterminer la durée des notes ou la succession des sons, dans un acte d'improvisation créatrice.
Donnons quelques exemples :
1.- Dans le Klavierstück XI de Karlheinz Stockhausen, l'auteur propose, sur une même feuille, une série de structures musicales parmi lesquelles l'exécutant devra choisir librement la structure initiale, puis établir la succession des autres. La liberté de l'interprète agit ici sur l'enchaînement « narratif » du morceau; elle réalise un véritable « montage » des phrases musicales.
2. Dans la Sequenza pour flûte seule de Luciano Berio, l'interprète se trouve devant une trame musicale où la succession des sons et leur intensité sont indiquées, mais où la durée de chaque note est fonction de la valeur que lui attribue l'exécutant, à l'intérieur d'un cadre temporel général déterminé par les pulsations régulières du métronome.
3. A propos de sa composition Scambi (« Échanges »), Henri Pousseur explique que l'œuvre constitue moins un morceau qu'un champ de possibilités, une invitation à choisir. Scambi se compose de seize sections, dont chacune peut être reliée à deux autres sans que pour autant la continuité logique du devenir sonore soit compromise. En effet, deux sections commencent de façon identique, définies par des caractères communs, à partir desquels elles évoluent de manière divergente ; deux autres, en revanche, peuvent aboutir à un même point. La possibilité de commencer et de finir par n'importe quelle section permet un grand nombre de combinaisons chronologiques. Enfin, les sections qui commencent de façon identique peuvent être superposées et donner naissance à une polyphonie structurale plus complexe... Selon l'auteur, on pourrait imaginer qu'un enregistrement sur bande magnétique des seize sections soit mis dans le commerce ; à condition de disposer d'une installation acoustique relativement coûteuse, chaque amateur de musique pourrait exercer, en les combinant, une faculté créatrice inédite, témoigner personnellement d'une nouvelle sensibilité à la matière sonore et au temps.
4. Dans sa Troisième Sonate pour piano, Pierre Boulez prévoit une première partie (Formant 1 : « Antiphonie »), composée de dix sections réparties sur dix feuilles que l'on peut combiner comme autant de fiches (même si toutes les combinaisons ne sont pas admises). La deuxième partie (Formant 2. : « Trope ») se compose de quatre sections dont la structure circulaire permet de commencer par n'importe laquelle pourvu qu'on la rattache aux suivantes de façon à clore le cercle. Les possibilités d'interprétation à l'intérieur de chaque section sont limitées. Cependant l'une d'elles — « Parenthèses » — par exemple, commence par une mesure dont le temps est indiqué, et se poursuit par d'amples parenthèses à l'intérieur desquelles le temps reste libre ; les indications précisant le mode de liaison d'un passage à l'autre ( sans retenir, enchaîner sans interruption, etc.) assurent le maintien d'une sorte de règle ; de plus, toute structure placée entre parenthèses peut ne pas être jouée.
Ces quatre exemples, choisis parmi beaucoup d'autres, révèlent la distance considérable qui sépare de pareils modes de communication musicale de ceux auxquels nous avait habitués la tradition. Une œuvre musicale classique —une fugue de Bach, Aïda, ou le Sacre du Printemps — est un ensemble de réalités sonores que l'auteur organise de façon immuable ; il les traduit en signes conventionnels pour permettre à l'exécutant de retrouver (plus ou moins fidèlement) la forme qu'il a conçue. Au contraire, les œuvres musicales dont nous venons de parler ne constituent pas des messages achevés et définis, des formes déterminées une fois pour toutes. Nous ne sommes plus devant des œuvres qui demandent à être repensées et revécues dans une direction structurale donnée, mais bien devant des œuvres « ouvertes », que l'interprète accomplit au moment même où il en assume la médiation 1.
Il convient d'observer, sous peine d'équivoque terminologique, que si nous allons parler d'œuvres « ouvertes », c'est en vertu d'une convention : nous faisons abstraction des autres acceptions du mot pour en faire l'expression d'une dialectique nouvelle entre l'œuvre et son interprète.
Les esthéticiens parlent parfois de « l'achèvement » et de l' « ouverture » de l'oeuvre d'art, pour éclairer ce qui se passe au moment de la « consommation » de l'objet esthétique. Une œuvre d'art est d'un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu'elle a été conçue par l'auteur, à travers la configuration des effets qu'elle produit sur l'intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi l'auteur crée-t-il une forme achevée afin qu'elle soit goûtée et comprise telle qu'il l'a voulue. Mais d'un autre côté, en réagissant à la constellation des stimuli, en essayant d'apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture déterminée, des goûts, des ten- dances, des préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. Au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d'aspects et de résonances sans jamais cesser d'être elle-même. (Un panneau de signalisation routière ne peut, au contraire, être envi- sagé que sous un seul aspect ; le soumettre à une interprétation fantaisiste, ce serait lui retirer jusqu'à sa définition.) En ce premier sens, toute œuvre d'art, alors même qu'elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée. Jouir d'une œuvre d'art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale 2.
Il est clair cependant que des œuvres comme celles de Berio ou de Stockhausen sont « ouvertes » en un sens moins métaphorique et plus concret. Ce sont (à envisager le phénomène d'une façon grossière) des œuvres inachevées que l'auteur confie à l'interprète, un peu comme les morceaux d'un Meccano ; on dirait qu'il se désin- téresse de leur sort. Pour inexacte et paradoxale que soit cette dernière interprétation, il faut bien reconnaître que, vues de l'extérieur, les expériences musicales dont nous parlons se prêtent à des équivoques de ce genre. Ces équivoques ont au moins l'avantage de nous amener à chercher pourquoi les artistes poussent aujourd'hui dans ce sens, quels facteurs culturels les entraînent et quelle évolution de la sensibilité esthétique. Mieux: nous ne pouvons manquer de nous demander ce que deviennent des expériences aussi paradoxales au regard de la théorie esthétique
La poétique de l'œuvre « ouverte » tend, dit Pousseur 3, à favoriser chez l'interprète « des actes de liberté consciente », à faire de lui le centre actif d'un réseau inépuisable de relations parmi lesquelles il élabore sa propre forme, sans être déterminé par une nécessité dérivant de l'organisation même de l'œuvre. On pourrait objecter (en se reportant au premier sens, au sens large, du mot « ouverture ») que toute œuvre traditionnelle, encore que matériellement achevée, exige de son interprète une réponse personnelle et créatrice : il ne peut la comprendre sans la réinventer en collaboration. avec l'auteur. Remarquons cependant que l'esthétique a dû se livrer à une réflexion critique approfondie sur la nature du rapport interprétatif avant d'en venir à une telle conclusion. Il y a quelques siècles, l'artiste n'était nullement conscient de ce qu'apporte l'exécution. Aujourd'hui, non seulement il accepte « l'ouverture » comme un fait inévitable, mais elle devient pour lui principe de création.
L'importance de l'élément subjectif dans la jouissance esthétique qui implique une interaction entre l'œuvre, donnée objective, et le sujet, qui la perçoit n'avait certes pas échappé aux anciens. Ainsi, Platon, dans le Sophiste, note que les peintres représentent leurs personnages non pas exactement mais en fonction de l'angle sous lequel ils seront regardés ; Vitruve distingue entre symétrie et eurythmie, cette dernière étant l'adaptation des proportions objectives aux exigences subjectives de la vision. Le développement d'une science et d'une pratique de la perspective montre bien l'importance reconnue à l'interprétation subjective de l'oeuvre d'art : le tableau doit être conçu en fonction d'un œil qui le regarde d'un point donné. Il est cependant incontestable que ces préoccupations ne favorisent nullement l' « ouverture » de l'œuvre. Au contraire. Les divers artifices de perspective sont autant de moyens pour amener l'observateur à voir l'objet représenté d'une seule façon, de la seule façon qui soit juste — celle que l'auteur a choisie.
Prenons un autre exemple. Le Moyen Age vit se développer la théorie de l' allégorisme, selon laquelle la Sainte Écriture (puis, par extension, la poésie et les arts figuratifs) peut être interprétée suivant quatre sens différents : littéral, allégorique, moral et anagogique. Cette théorie, avec laquelle Dante nous a familiarisés, trouve sa source chez saint Paul ( videmus nunc per speculum in aenigmate, tunc autem facie ad faciem). Reprise par saint Jérôme, Augustin, Scot Erigène, Bède, Hugues et Richard de Saint- Victor, Alain de Lille, Bonaventure, Thomas, d'autres encore, elle constitue la clef de la poésie médiévale.
Parmi les compositions de musique instrumentale les plus récentes, il en est un certain nombre qui se caractérisent par l'extraordinaire liberté qu'elles accordent à l'exécutant. Celui-ci n'a plus seulement, comme dans la musique traditionnelle, la faculté d'interpréter selon sa propre sensibilité les indications du compositeur : il doit agir sur la structure même de l'œuvre, déterminer la durée des notes ou la succession des sons, dans un acte d'improvisation créatrice.
Donnons quelques exemples :
1.- Dans le Klavierstück XI de Karlheinz Stockhausen, l'auteur propose, sur une même feuille, une série de structures musicales parmi lesquelles l'exécutant devra choisir librement la structure initiale, puis établir la succession des autres. La liberté de l'interprète agit ici sur l'enchaînement « narratif » du morceau; elle réalise un véritable « montage » des phrases musicales.
2. Dans la Sequenza pour flûte seule de Luciano Berio, l'interprète se trouve devant une trame musicale où la succession des sons et leur intensité sont indiquées, mais où la durée de chaque note est fonction de la valeur que lui attribue l'exécutant, à l'intérieur d'un cadre temporel général déterminé par les pulsations régulières du métronome.
3. A propos de sa composition Scambi (« Échanges »), Henri Pousseur explique que l'œuvre constitue moins un morceau qu'un champ de possibilités, une invitation à choisir. Scambi se compose de seize sections, dont chacune peut être reliée à deux autres sans que pour autant la continuité logique du devenir sonore soit compromise. En effet, deux sections commencent de façon identique, définies par des caractères communs, à partir desquels elles évoluent de manière divergente ; deux autres, en revanche, peuvent aboutir à un même point. La possibilité de commencer et de finir par n'importe quelle section permet un grand nombre de combinaisons chronologiques. Enfin, les sections qui commencent de façon identique peuvent être superposées et donner naissance à une polyphonie structurale plus complexe... Selon l'auteur, on pourrait imaginer qu'un enregistrement sur bande magnétique des seize sections soit mis dans le commerce ; à condition de disposer d'une installation acoustique relativement coûteuse, chaque amateur de musique pourrait exercer, en les combinant, une faculté créatrice inédite, témoigner personnellement d'une nouvelle sensibilité à la matière sonore et au temps.
4. Dans sa Troisième Sonate pour piano, Pierre Boulez prévoit une première partie (Formant 1 : « Antiphonie »), composée de dix sections réparties sur dix feuilles que l'on peut combiner comme autant de fiches (même si toutes les combinaisons ne sont pas admises). La deuxième partie (Formant 2. : « Trope ») se compose de quatre sections dont la structure circulaire permet de commencer par n'importe laquelle pourvu qu'on la rattache aux suivantes de façon à clore le cercle. Les possibilités d'interprétation à l'intérieur de chaque section sont limitées. Cependant l'une d'elles — « Parenthèses » — par exemple, commence par une mesure dont le temps est indiqué, et se poursuit par d'amples parenthèses à l'intérieur desquelles le temps reste libre ; les indications précisant le mode de liaison d'un passage à l'autre ( sans retenir, enchaîner sans interruption, etc.) assurent le maintien d'une sorte de règle ; de plus, toute structure placée entre parenthèses peut ne pas être jouée.
Ces quatre exemples, choisis parmi beaucoup d'autres, révèlent la distance considérable qui sépare de pareils modes de communication musicale de ceux auxquels nous avait habitués la tradition. Une œuvre musicale classique —une fugue de Bach, Aïda, ou le Sacre du Printemps — est un ensemble de réalités sonores que l'auteur organise de façon immuable ; il les traduit en signes conventionnels pour permettre à l'exécutant de retrouver (plus ou moins fidèlement) la forme qu'il a conçue. Au contraire, les œuvres musicales dont nous venons de parler ne constituent pas des messages achevés et définis, des formes déterminées une fois pour toutes. Nous ne sommes plus devant des œuvres qui demandent à être repensées et revécues dans une direction structurale donnée, mais bien devant des œuvres « ouvertes », que l'interprète accomplit au moment même où il en assume la médiation 1.
Il convient d'observer, sous peine d'équivoque terminologique, que si nous allons parler d'œuvres « ouvertes », c'est en vertu d'une convention : nous faisons abstraction des autres acceptions du mot pour en faire l'expression d'une dialectique nouvelle entre l'œuvre et son interprète.
Les esthéticiens parlent parfois de « l'achèvement » et de l' « ouverture » de l'oeuvre d'art, pour éclairer ce qui se passe au moment de la « consommation » de l'objet esthétique. Une œuvre d'art est d'un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu'elle a été conçue par l'auteur, à travers la configuration des effets qu'elle produit sur l'intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi l'auteur crée-t-il une forme achevée afin qu'elle soit goûtée et comprise telle qu'il l'a voulue. Mais d'un autre côté, en réagissant à la constellation des stimuli, en essayant d'apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture déterminée, des goûts, des ten- dances, des préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. Au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d'aspects et de résonances sans jamais cesser d'être elle-même. (Un panneau de signalisation routière ne peut, au contraire, être envi- sagé que sous un seul aspect ; le soumettre à une interprétation fantaisiste, ce serait lui retirer jusqu'à sa définition.) En ce premier sens, toute œuvre d'art, alors même qu'elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée. Jouir d'une œuvre d'art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale 2.
Il est clair cependant que des œuvres comme celles de Berio ou de Stockhausen sont « ouvertes » en un sens moins métaphorique et plus concret. Ce sont (à envisager le phénomène d'une façon grossière) des œuvres inachevées que l'auteur confie à l'interprète, un peu comme les morceaux d'un Meccano ; on dirait qu'il se désin- téresse de leur sort. Pour inexacte et paradoxale que soit cette dernière interprétation, il faut bien reconnaître que, vues de l'extérieur, les expériences musicales dont nous parlons se prêtent à des équivoques de ce genre. Ces équivoques ont au moins l'avantage de nous amener à chercher pourquoi les artistes poussent aujourd'hui dans ce sens, quels facteurs culturels les entraînent et quelle évolution de la sensibilité esthétique. Mieux: nous ne pouvons manquer de nous demander ce que deviennent des expériences aussi paradoxales au regard de la théorie esthétique
La poétique de l'œuvre « ouverte » tend, dit Pousseur 3, à favoriser chez l'interprète « des actes de liberté consciente », à faire de lui le centre actif d'un réseau inépuisable de relations parmi lesquelles il élabore sa propre forme, sans être déterminé par une nécessité dérivant de l'organisation même de l'œuvre. On pourrait objecter (en se reportant au premier sens, au sens large, du mot « ouverture ») que toute œuvre traditionnelle, encore que matériellement achevée, exige de son interprète une réponse personnelle et créatrice : il ne peut la comprendre sans la réinventer en collaboration. avec l'auteur. Remarquons cependant que l'esthétique a dû se livrer à une réflexion critique approfondie sur la nature du rapport interprétatif avant d'en venir à une telle conclusion. Il y a quelques siècles, l'artiste n'était nullement conscient de ce qu'apporte l'exécution. Aujourd'hui, non seulement il accepte « l'ouverture » comme un fait inévitable, mais elle devient pour lui principe de création.
Leçon inaugurale d'Umberto Eco prononcée le 2 octobre 1992.
Umberto Eco est professeur du Collège de France et titulaire de la Chaire Européenne (1989-2008).
Une coproduction Collège de France – Doriane Films
Consultez la page de sa chaire :
https://www.college-de-france.fr/chaire/umberto-eco-chaire-europeenne-1989-2008-chaire-annuelle
Le Collège de France est une institution de recherche fondamentale dans tous les domaines de la connaissance et un lieu de diffusion du « savoir en train de se faire » ouvert à tous.
Les cours, séminaires, colloques sont enregistrés puis mis à disposition du public sur le site internet du Collège de France.
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