Eau douce d'Akaeke Emezi est dans ma pile à lire depuis un bout de temps. Ce récit m'intéressait car l'auteur est non-binaire, mais aussi car la thématique de la santé mentale semblait être traitée d'un point de vue unique, avec de nombreuses influences. Je me suis donc lancée dans ce court roman nigérian avec appréhension et hâte.
Ada est une jeune femme compliquée. Habitée par des dieux igbo depuis très jeune, elle semble rarement totalement elle-même. C'est représenté par une narration par le « nous ». En effet, il est rare qu'Ada prenne la parole. Ce sont les dieux qui s'expriment le plus, montrant leur contrôle sur elle, la place qu'ils prennent dans chaque décision, chaque émotion. Lorsqu'ils parlent d'elle, c'est toujours comme d'un hôte, notamment au début. Ils l'appellent l'Ada, comme quelque chose d'objectivé, sans conscience propre, un jouet entre leurs mains. Ada est donc en elle-même un mystère, le lecteur est cependant plongé dans son « système », car c'est ainsi que l'on nomme la structure des troubles dissociatifs de l'identité, ce dont semble souffrir la jeune femme.
C'est un élément très intéressant, car l'auteur maitrise très bien son sujet. Ada peut discuter avec chacune des incarnations qui l'habitent. Elles ont par ailleurs chacune un rôle précis pour protéger l'hôte à leur façon. D'où l'apparition d'une personnalité puissante suite au traumatisme de trop. On voit ainsi une différence de points de vue entre la vision occidentale de la maladie, avec de la thérapie et des médicaments, et la vision animiste et divine des pays orientaux. Il est ainsi difficile de bien comprendre tous les aspects des esprits, méprisants des humains. La question n'est pas tant de savoir laquelle est la meilleure, mais de voir le cheminement d'Ada entre des cultures différentes, vers la guérison ou l'acceptation. Car sa vie est ponctuée de profondes souffrances.
Une partie fascinante du roman réside dans la capacité de l'autrice à nous faire tenir sur le fil aux côtés de la protagoniste. Nous entendons peu la voix d'Ada, mais elle nous parvient à travers un voile de souffrance et d'incompréhension. Asughara est le nom que se donne l'esprit qui apparait suite à un épisode traumatique d'Ada. On comprend qu'elle prend le pas sur le reste du système, voire qu'Ada est plus souvent Asughara qu'elle-même. Cet aspect d'Ada lui fait prendre des décisions dangereuses, que ce soit dans ses relations amoureuses ou dans sa tendance à l'auto-mutilation, ici décrit comme une forme de sacrifice pour les divinités. J'ai eu l'impression qu'Asughara avait pour but de donner à Ada une impression de contrôle.
Il y a des passages très touchants, mais aussi très difficiles à lire. Asughara est en effet une facette pour le moins cruelle et manipulatrice, bien que parfois attachante dans ses moments les plus protecteurs. On perçoit un coté très autobiographique dans certains moments. Une construction qui rend le récit plein de sincérité. Ainsi, Ada explore sa fluidité de genre, ses attirances pour les hommes et les femmes, notamment grâce à l'apparition d'un esprit représentant sa part masculine. Les relation d'Ada avec les autres sont complexes, mais le fort attachement qu'elle a avec ses semblables lui apportent une touche de vie, comme une flamme qui brûle d'autant plus fort qu'elle est éphémère.
Avec sa narration originale,
Eau douce nous présente une jeune fragmentée, partagée entre les Dieux igbos et le Trouble dissociatif de l'identité. le roman semble décliner le principe de fluidité de toutes les nuances possibles. Fluidité dans la personnalité changeante d'Ada, fluidité dans le genre, les relations… Sans cesse partagée, jamais entière, toujours écartelée. La plume flamboyante de l'autrice met en exergue la souffrance d'une protagoniste qui se cherche, condamnée la majorité de sa vie à être un objet, un vaisseau pour les esprits, une conquêtes pour ses relations amoureuses… C'est aussi l'histoire d'une quête d'identité et d'acceptation.
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