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Critique de Floyd2408


Me revoilà à lire un roman d'Annie Ernaux, le deuxième après Mémoire de femme, acheté, il y a quelques jours, le titre, l'auteur, la quatrième de couverture ont su éveiller en moi une vive curiosité, ce matin la première de couverture jonché sur le bord du canapé a su capter mon regard, puis magnétique, ma main pris ce roman, l'ouvrit, la lecture débute sans pouvoir faire une pause pour le dévorer d'une seule traite, en apnée tout le long, je respire enfin, L'événement vient de se diffuser en moi, les mots ont dans l'écriture d'Annie Ernaux une réalité froide si réaliste avec un détachement lucide et surtout une force certaine venant vous emprisonner et vous étourdir. J'aime beaucoup la prose de cette auteure française, sa façon d'écrire me trouble dans sa simplicité et sa clairvoyance, l'émotion est là palpable et fuyante, déjà dans Mémoire de femme, son regard de femme était lucide sur celle, adolescente qu'elle fût, et de sa perte de virginité, elle ne se reconnait pas, le temps efface le soi pour un autre, L'événement retrace son acte d'avortement qu'elle relate sans pudeur, laissant les protagonistes dans l'anonymat, leurs prénoms associés à une lettre majuscule, les laissant au loin dans le passé, pour ne pas les déranger, les figer dans l'écriture d'une histoire qu'ils ont vécue sans être là au moment de la coucher sur la page blanche, juste par leur rôle.

J'ai lu, il y a quelques années, Dix-sept ans de Colombe Schneck, sur son avortement et ce manque, les circonstances n'était pas les mêmes, comme la manière de ressentir la situation, Annie Ernaux perce au plus profond l'acte, la souffrance physique, il y a une chronologie de la grossesse à l'acte, avec tous les détails, s'aidant de son journal intime. Ce roman s'articule entre ces deux périodes, celle du récit lors de l'année 1963 et 1999, celle de l'écriture du roman, un va-et-vient s'entremêle laissant Annie Ernaux dans une dualité intime, découvrant ce présent et ce passé s'ouvrir l'un à l'autre.

Le roman s'ouvre par deux citations qui résument parfaitement l'état d'esprit de notre auteure, l'une de Michel Leiris, « Mon double voeu : que l'événement devienne écrit. Et que l'écrit soit événement. », l'autre de Yûko Tsushima, « Qui sait si la mémoire ne consiste pas à regarder les choses jusqu'au bout. », le titre L'événement résume son acte d'avorter et le roman en soi, associé et dissocié, l'un est une part de vie vécue et l'autre l'écriture qui le fait revivre en profondeur à l'infini.
Tout commence dans une salle d'attente de dépistage du sida, Annie Ernaux n'oublie pas la similitude avec celle du médecin lui annonçant sa grossesse, l'attente était identique « dans la même horreur et la même incrédulité. » le 8 novembre 1963 sonne « l'horreur », c'est ce qu'elle notera dans son carnet juste après « je suis enceinte » où le refrain absurde du médecin D, lui revient, une phrase « affreuse », « les enfants de l'amour sont les plus beaux », d'ailleurs tout le long de son parcourt, le corps médical aura des discours fort surprenant, à la limite du raisonnable, comme le médecin de garde la culpabilisant, « Pourquoi as-tu fait ça ? Comment as-tu fait ça, réponds ! », « Regarde-moi ! Jure-moi que tu ne le feras plus ! Jamais ! », et l'interne lors de son curetage lui assène cette phrase insolite « Je ne suis pas le plombier ! », et aussi la tromperie du docteur D, lui donnant des piqures anti-fausse couche, prétendant un traitement pour lui faire revenir ses règles, et le docteur N par téléphone lui conseillant du Masogynestril, sans vouloir la revoir et la voir, sachant qu'il faut une ordonnance pour l'avoir, la jeune fille de 63, sondée pour se faire avorter aura une humiliation de plus lorsque dans la pharmacie demandant ce médicament ordonnancé, il ne faut pas oublier qu'à cette époque, l'avortement est interdit, le regard des autres était lourds, comme pour les jeunes filles mères, le mépris est de rigueur, Annie le ressent à l'hôpital et écrit « La fille avortée et la fille mère des quartiers pauvres de Rouen étaient logées à la même enseigne. Peut-être avait-on plus de mépris pour elle que pour moi », ce passé semble être lointain, Simone Weil avec sa loi de l'avortement a su libérer la femme et laisser Annie Ernaux avec cet événement, car ce mot n'avait pas de place dans le langage de l'époque.

Le mouvement entre l'écriture et l'année 63 est un passage entre deux époques opposées qui s'unissent par des faits, comme la fuite des réfugiés kosovars vers l'Angleterre à Calais, comparant les passeurs aux faiseuses d'anges (les avorteuses), son carnet intime lui permet de bien poser les mots pour écrire son roman L'événement. Entendre une musique comme La javanaise, J'ai la mémoire qui flanche, la bouleverse, lui laissant des effluves du passé, tandis que Dominique nique nique de Soeur Sourire lui donna du courage, pour cette journée dans la rue Martainville, cherchant un docteur pour se faire avorter, Annie Ernaux se prendra d'affection pour Soeur Sourire, de son destin tragique, ayant cette même solitude morale, à des temps décalés, en fait notre auteure pense que son histoire se retrouve dans certains personnages qu'elle rencontre au cours de ces lectures, des artistes qu'elle écoute, des personnes de son passé, créant une chaine invisible dans sa chair.

Annie Ernaux fait un constat social des femmes de ces années soixante, où les jeunes filles enceintes célibataires sont un déshonneur pour la famille, comme celles qui avortent, le regard des hommes sur les femmes restent souvent celui du mépris, de la domination, certains abusent de la faiblesse des femmes et de leurs rôles subalternes. Cet enfant en elle lui rappelle le milieu social modeste de ces parents, sa clairvoyance intellectuel lui échappe, lui renvoyant par la force de la situation la manuelle qu'elle aurait dû être, son mémoire s'évapore, tous les concepts du sujet, les femmes dans le surréalisme, lui deviennent indicibles, comme sans solution, son génie disparait en même temps que son ventre laisse se loger un être vivant, la réduisant à une souffrance nouvelle, le corps lestant sa capacité intellectuelle vers le néant des mots. On découvre aussi par le regard de cette étudiante en lettres de 23 ans, la culture qui caresse l'époque, Sartre est présent par sa pièce Huis clos, qu'elle trouve formidable, note de son carnet intime, L'Être et le Néant, par le garçon café du Métropole qui joue son rôle du garçon de café, des films vus lors de cette période, chansons qu'elle écoute , tout cristallise cette période qui va l'emmener à L'événement.

L'écriture permet à Annie Ernaux de pouvoir avoir les émotions qu'elle n'a pas eues lors de cet événement, comme crier et pleurer, l'écriture devient la vérité des souvenirs, des choses que l'on n'oublie pas, l'écriture est cet acte de revoir, comme le dit Annie Ernaux « c'est comme si j'y étais encore ».

Tous les personnages restent anonymes comme je l'ai dit au début, le géniteur devient un P, étudiant de Bordeaux, cette étudiante L.B qui l'aida à trouver une faiseuse d'anges, Mme P.R, ils sont tous réduits à des initiales, les laissant tranquille dans leurs rôles qui furent les leurs pour L'événement, dans le livre actuel qu'elle écrit ils n'ont pas demandé d'y être, l'étudiante O qui l'aida lors de sa fausse couche, cette scène est surréaliste, lorsque coule entre ces jambes l'embryon accroché par le cordon ombilical et cette incrédulité de ne pas avoir cette connaissance de la procédure à suivre, la douleur la tenaille, le sang coule, la peur s'assaille, c'est comme une mort qui la prend dans son ventre, s'ensuit l'hôpital, le curetage et le soulagement, cet événement lui à permet de devenir une future mère !

Ce roman est assez court, il est riche par sa construction et son contenu, Annie Ernaux est une magicienne réaliste avec une prose figeant le passé dans sa profondeur d'âme et de chair, l'épuration prosaïque peint un tableau sobre où s'invite cette peinture qu'Annie Ernaux aurait voulu réaliser pour immortaliser cette scène de l'impasse Cardiner, plutôt le passage, dans cette pièce où Mme P.R lui posa la sonde, deux fois , Annie L. viendra à Paris pour subir cette opération, Atelier de la faiseuse d'anges serait ce tableau imaginé pour combler ce manque dans les musées, « une petite table adossée à un mur, couverte de formica, avec une cuvette émaillée où flotte une sonde rouge. Légèrement sur la droite, une brosse à cheveux » reste l'image qui flotte dans l'esprit de notre auteure.

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