Je n'entendrai plus sa voix. C'est elle, et ses paroles, ses mains, ses gestes, sa manière de rire et de marcher, qui unissaient la femme que je suis à l'enfant que j'ai été. J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue.
Mais je souhaite rester, d'une certaine façon, au-dessous de la littérature.
Cette façon d'écrire, qui me semble aller dans le sens de la vérité, m'aide à sortir de la solitude et de l'obscurité du souvenir individuel, par la découverte d'une signification plus générale. Mais je sens que quelque chose en moi résiste, voudrait conserver de ma mère des images purement affectives, chaleur ou larmes, sans leur donner de sens.
Je n'entendrai plus sa voix. C'est elle, et ses paroles, ses mains, ses gestes, sa manière de rire et de marcher, qui unissaient la femme que je suis à l'enfant que j'ai été. J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue.
Elle retournait les cols et les poignets de chemises pour qu'elles fassent double usage. Elle gardait tout, la peau du lait, le pain rassis, pour faire des gâteaux, la cendre de bois pour la lessive, la chaleur du poêle éteint pour sécher les prunes ou les torchons, l'eau du débarbouillage matinal pour se laver les mains dans la journée. Connaissant tous les gestes qui accommodent la pauvreté. Ce savoir, transmis de mère en fille pendant des siècles, s'arrête à moi qui n'en suis plus que l'archiviste.
Ceci n'est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l'histoire.
Je ne voulais pas qu'elle redevienne une petite fille, elle n'en avait pas le droit.
Il me semble que nous étions tous les deux amoureux de ma mère.
j'avais d'elle une image épurée, sans cris ni violence. J'étais certaine de son amour et de cette injustice: elle servait des pommes de terre et du lait du matin au soir pour que je sois assise dans un amphi à écouter parler de Platon.
J'étais contente de la revoir, elle ne m manquait pas. Je revenais près d'elle surtout quand j'étais malheureuse à cause d'histoires sentimentales que je ne pouvais pas lui dire, même si, maintenant, elle me confiait en chuchotant les fréquentations ou la fausse couche d'une telle : il était comme convenu que j'avais l'âge d'entendre ces choses mais qu'elles ne me concerneraient jamais.
Quand j'arrivais, elle était derrière le comptoir. Les clientes se retournaient. Elle rougissait un peu et souriait. On s'embrassait seulement dans la cuisine, une fois la dernière cliente partie. Des questions sur le tra-jet, les études et « tu me donneras tes affaires
à laver», «je t'ai gardé tous les journaux depuis ton départ ». Entre nous, la gentil-lesse, presque la timidité de ceux qui ne vivent plus ensemble. Pendant des années, je n'ai eu avec elle que des retours.
Son histoire s'arrête, celle où elle avait sa place dans le monde. Cela s'appelle la maladie d'Alzheimer, nom donné par les médecins à une forme de démence sénile. Depuis quelques jours, j'écris de plus en plus difficilement, parce que je voudrais ne jamais arriver à ce moment. Pourtant, je sais que je ne peux pas vivre sans unir par l'écriture la femme démente qu'elle est devenue, à celle forte et lumineuse qu'elle avait été.