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Critique de HordeDuContrevent


L'anorexie à l'ère de la surveillance via les data…ou comment effacer ce corps objet d'une surveillance incessante ?

La collection « un endroit où aller » chez Acte Sud a été créée en 1995 par Hubert Nyssen. Elle offre un lien de rassemblement à des textes de genres divers, souvent inclassables, avec le souci de donner une autorité commune à leurs singularités multiples. C'est dans cette collection que nous trouvons certaines pépites comme Baleine de Paul Gadenne, ou encore les romans de Nancy Huston, ceux d'Anne Bragance, d'Alice Ferney ou encore le livre La grand-mère de Jade de Frédérique Deghelt qui m'avait tant charmée il y a plusieurs années, et aussi le cap des tempêtes de Nina Berberova. Bref, une collection qui me plait beaucoup.
C'est donc avec beaucoup de curiosité que je me suis tournée vers ce roman, sa collection, son titre et sa couverture, sans oublier quelques citations postées sur Babélio, m'ayant fortement interpellée. Et le moins que l'on puisse dire est que ce court roman « Utérotopie » de Camille Espedite a toute sa place dans cette collection tant ce texte est étrange, coincé entre la science-fiction légère et la satire sociétale baroque et décalée.

Le titre mérite toute notre attention. Il serait un clin d'oeil, un pied de nez en quelque sorte, un détournement de la notion d'hétérotopie développée par Michel Foucault. Cette utopie des ailleurs sans lieu, attrait pour des espaces même si ceux-ci sont sombres ou mortifères : les jardins, les cimetières, les asiles, les maisons closes, les prisons, les maisons de retraite, les musées, les bibliothèques et les bateaux. Alors que le corps, en opposition, serait un lieu absolu d'où naissent précisément toutes les utopies qui permettent de se retourner contre le corps pour le transfigurer et l'effacer. le corps, cible et objet de problématisation, ces espaces permettent de s'en libérer.

Ici, c'est tout l'inverse, tout est centré sur le corps qui est contrôlé, source de milliers de données, toutes archivées, datas compilées, analysées, objets de rapports envoyés à tout un ensemble d'organismes tels que les assurances, les employeurs, la police fédérale, les banques, etc.. La bio-déviance est signalée et punie puis vous suit à la trace. En cela, le roman est légèrement dystopique car l'intelligence artificielle a atteint une acmé que nous ne sommes pas loin de connaitre, certes, mais que nous ne connaissons heureusement pas, du moins pas encore. En France en tout cas.
Dans ce futur pas si lointain, les corps sont constamment contrôlés, ceux des enfants bien sûr pour s'assurer de leur croissance harmonieuse, des adolescents aux comportements potentiellement déviants mais également des adultes, surtout des femmes, afin d'avoir des citoyens minces et sportifs, sans comportements à risque tels que malbouffe, tabac, alcool, sédentarité, addictions aux drogues, stress hormonal. Tout est sous contrôle.

« Sékou a fait fi de ces remontrances pour se focaliser sur ses projets et tenter d'oublier le noir destin que son diagramme génétique anténatal a établi avant même qu'il ne vive : présence de mutation Ly6 sur le gène 9 section H, mutation pathogène propice au développement d'adénocarcinomes gastriques à l'âge adulte (dès quarante ans). La mère aurait dû avorter ; elle ne l'a pas fait, préférant confier sa progéniture à la surveillance rapprochée de la protection maternelle et infantile (…) Protégées par la confidentialité, ces données biométriques ont été partagées selon un protocole strictement encadré : seules les autorités sanitaires, la police fédérale et les plateformes de recrutement y avaient accès. L'éventail des taches auxquelles Sékou aurait pu postuler s'en est trouvé drastiquement restreint ».

Comment contourner Big Brother lorsqu'une personne, comme Sékou, a un capital génétique fragile nécessitant des efforts d'autant plus drastiques (capital génétique lui bloquant l'accès à un certain nombre d'emplois – Impossible de ne pas penser au terrifiant film Bienvenue à Gattaca -) ou lorsque deux adolescentes, deux cousines, souhaitent en toute liberté contrôler à leur guise leur corps via une anorexie sévère ? Contourner cette société corsetée à l'extrême par l'intelligence artificielle n'est-elle pas un moyen de reconquérir une certaine liberté, de se rebeller ? Même si le prix à payer peut être très cher ? Quitte à effacer ce corps objet de contrôle permanent ? Comment être anorexique secrètement et contourner les radars ? Comment faire de l'utérus seul, le lieu de l'utopie, cet espace sans lieu et sans chair autour ? Utérotopie

L'anorexie mentale est bien appréhendée. Toutes les personnes connaissant ou ayant connu le sujet, de près ou de loin, seront troublées de la façon dont Camille Espedite en souligne la psychologie, les ressorts...
« Aujourd'hui, au milieu d'un aréopage de collègues piapiatant à tout bout de champ, il capte l'attention, dossier brûlant, chaud devant : deux jeunes filles rachitiques, sans masse ni volume, l'épuisement à fleur de peau, la fatigue en la de l'existence, le souffle ténu sifflant perpétuellement en mode mineur. Les données biométriques le confirment : les courbes s'effondrent, les taux s'envolent, la tendance est clairement alarmante. le tout révèle un profil typique d'anorexique. C'est comme si leurs corps se consumaient à vue d'oeil, frêles allumettes se décharnant sous l'effet d'une flamme. Leur comportement est du même acabit : tout le temps ensemble, aussi brillantes sur le plan scolaire que hautaines et dédaigneuses envers leurs pairs, renfermées dans un mutisme méprisant et une discrétion feinte ».

Mais je suis un peu restée sur ma faim, mauvais jeu de mot pour souligner la grande originalité du sujet certes mais au sein d'un texte sans doute trop court même si l'écriture claque et se joue de nous oscillant entre tragédie et farce, entre gravité et humour. Les jeux de mots fusent (des phrases telles que « le refus de la déglutition comme façon de nous agglutiner » sont légion) et les phrases sont parfois étonnamment ciselées.


C'est au final un petit objet bien étrange à l'écriture travaillée qui nous laisse cependant un peu sur notre faim tout en nous présentant une thématique très originale, à savoir les comportement bio-déviants dans une société contrôlant en continu les corps via l'intelligence artificielle. Ca fait vraiment réfléchir…


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