Une affection longue durée
Marque-page 05-07-2011
La famille est cette île, cet anneau de chair qui vous entoure, qui vous étouffe, l’ile est ce nom qui vous lie, qui vous ligue contre tous ceux qui ne le portent pas, l’île est ce sang épais qu’on habite ensemble. On a échoué là au jour de sa naissance, on n’a pas choisi mais on appartient dès lors à une communauté banale et unique, de grés ou de force on apprend à évoluer sur un territoire primitif et primordial. On doit se conformer, on doit subir. La famille devient vite une île inhabitable où l’on vous retient prisonnier. Alors, on fait des rêves d’évasion, on a parfois des réflexes de naufragés : on jette des bouteilles à la mer mais, autour, il n’y a pas de mer.
Avec un livre je sais où je vais, je vais où je veux et je vois même l'invisible. (p.25)
La fois suivante, je lui offrirai ce livre d’Erri de Luca parce qu’il faut toujours partager les livres qu’on aime avec les gens qu’on aime.
Ce qu’il y a de bien avec les livres, c’est qu’ils ne vous déçoivent jamais. Tout le contraire des saints qui, à la longue, se révèlent être des fumistes, des créatures auxquelles on ne peut pas se fier. Les livres sont là, au garde-à-vous sur un rayonnage, ils attendent votre bon plaisir et à la première sollicitation, dès que vous les ouvrez, ils répondent « présent ». Jamais, à ma connaissance, un livre ne s’est défilé devant son lecteur. Il n’en existe aucun qui se refuse à être ouvert, à être lu.
La souffrance, la douleur de l'autre restent indicibles (...) Ce qui s'exprime entre deux êtres n'est jamais que l'infime partie, la partie accessible de ce formidable iceberg que chacun porte en soi. (p.174)
Elle raconte qu’elle est là depuis des heures et que pour patienter elle a raccourci un nuage, elle l’a calé sous sa tête en guise d’oreiller et elle a piqué un petit roupillon. Les enfants rient, ils aiment les fables de mémé-l’escargot.
–Vous savez, Magda, on ne vieillit pas jour après jour mes par à-coups. Le temps a des accélérations, des fièvres, et puis il se calme, il accorde une armistice… On est un seau en fer blanc qui pend au bout d’une corde dans le goulot d’un puits. Tout à coup, la corde file, c’est la glissade vers le fond, on se cogne aux parois, on prend quelques bosses de plus. Et puis la corde se fixe, on reste suspendu : un peu plus bas, un peu plus cabossé.

On ne cesse jamais de se soucier de l’image que l’on offre aux autres. Comment me voit-elle, la petite mignonne ? Comment me voient-ils, les chauffeurs du bus, que voient-ils ?
Un vieux bonhomme si seul, si désaffecté qu’il n’a pas d’autre ressource que de s’asseoir là, sur le banc de l’abribus, et d’attendre celui où celle qui viendra pour faire un brin de causette.
Ils s’en remettent à leurs yeux, ils emportent la vision d’une enveloppe usée, d’un corps qui s’appuie sur une canne pour avancer, ils s’en contentent, ils ne cherchent pas au-delà. Ils se fient à ce qu’ils voient, ils ignorent qu’au-dedans le cœur continue de trépigner dans sa petite cage, qu’il refuse de se laisser museler, qu’il mène sa sarabande et n’accorde jamais de repos.
Ils sont jeunes, pas de blâme, ils ne peuvent imaginer que le cœur ne vieillit pas, qu’il exige toujours, s’embrase toujours.
Dès lors que les autres nous voient vieux, nous classent dans la catégorie des vieux, nous sommes des damnés, nous basculons en enfer. Le moindre mal serait que l’enfer nous attende après la mort, mais non, le gouffre maudit s’ouvre sous nos pas dans la réalité des jours présents et nous en parcourons les dédales avec ce coeur qui ne vieillit pas, qui ne renonce pas.
Ou elle est triste comme jamais, ou elle a ce sourire de solitude, ce sourire pire qu’une grimace qui fait penser à la fusée de détresse envoyée par un bateau perdu dans la tempête.
Je me suis tu. Le silence fait besoin après qu'on a prononcé certaines paroles.