Depuis que je suis descendu de ce car, j’ai comme l’impression qu’il y a quelque chose dans l’air par ici. Quelque chose qui se trame. Je ne sais pas ce que c’est. Mais je le sens.
Et pas un jour écoulé depuis que son garçon s'était fait embarquer dans le delta et enfermer derrière ces barreaux sans qu'il ait prié le soir pour que Dieu lui prête vie jusqu'au jour où Russell reviendrait. Et ce jour était venu.
Il passa un doigt sur la cicatrice qui lui fendait le cou d’une oreille à l’autre, camouflée sous sa barbe naissante. Égorgé vif, mais vivant. Égorgé vif, mais guéri. Égorgé mais pas assez. Coup de bol, ils avaient dit. Un miracle, ils avaient dit. Mon cul, avait-il dit.
Elle reversa la tête et contempla le ciel immense de la nuit. La lune blanche et le panorama des étoiles et elle repéra la Grande Ourse et peut-être la Petite Ourse mais il y en avait tellement de ces fichues petites loupiotes qu'elles étaient toutes serrées les unes contre les autres et semblaient noyer les constellations. Ce tableau avait presque quelque chose de faux. Comme si les cieux faisaient semblant, se donnaient des allures grandioses mais qu'il aurait suffi de tirer le rideau pour dévoiler la noirceur obscure et abyssale qui se cachait derrière.
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Il avait passé de nombreuses nuits à réfléchir aux paroles du prêtre. Le pardon est là si vous le voulez. Peu importe ce que vous avez fait. Il y avait quelque chose de bizarre là-dedans. Il fallait bien qu’il y ait un point de non-retour. Des choses qu’on ne pouvait pas réparer. Il avait côtoyé les pires spécimens d’humanité et il aurait voulu qu’ils soient punis de leurs crimes afin de pouvoir se sentir différent d’eux.
Elle s'était rendu compte avec le temps que les mauvais coups, une fois que c’était parti, s'amoncelaient et proliféraient comme une plante grimpante sauvage et vénéneuse, un lierre qui courait tout le long des kilomètres et des années, depuis les visages brumeux qu'elle avait connus jusqu'aux frontières qu'elle avait franchies et à tout ce qu'avaient pu instiller en elle les inconnus croisés en chemin.
Il roula encore quelques kilomètres, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien autour de lui que des clôtures, une boîte aux lettres ici ou là, et dans cette partie de la région la nuit semblait ouvrir grand la bouche pour avaler la terre et tout ce qui la traversait.
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Elle en a bavé, Boyd. Elle en a bavé. Et si je te raconte tout ça c'est pour que tu comprennes tout de suite que je te demande de la laisser tranquille. Je te dis pas de le faire. Je te le demande. Laisse-la tranquille. L'autre connard a eu ce qu'il méritait. Laisse tomber. Boyd avait écouté Russel sans bouger, sans moufter. Et il resta immobile et silencieux encore un moment en réfléchissant à ce que lui avait demandé Russel.
Elle était partie avec rien et revenait avec rien sinon une bouche de plus à nourrir.
Il la regarda. Son visage dans la lumière pâle du tableau de bord. Son visage épuisé. Son vieux visage. Pas encore trente ans mais déjà le visage de quelqu’un qui a perdu. Le visage de quelqu’un qui s’accroche.