L'histoire tragique des deux frères, Antoine et Paul, s'achève à la mort violente d'Agathe la bien nommée, la fille d'Antoine, le seul personnage lumineux de ce drame. Antoine anime le bar d'un village de la montagne corse comme d'autres personnages de Ferrari. Il est asservi par tout ce qu'il y a d'abusif dans la violence, le sexe, l'alcool et les drogues. Il se croit bon époux parce qu'il isole sa femme Lucille dans une vie séparée : " Il se meut avec aisance dans un monde scindé, un monde dans lequel la sexualité et l'amour occupent harmonieusement leurs domaines respectifs sans jamais se pervertir ni entrer en conflit, faute de frontières communes " (p 68). Lucille lui balbutie un jour que c'est mieux quand on aime et cette phrase ambiguë l'obsède : " Il sentait le silence grossir dans sa gorge comme une tumeur maligne qui se nourrissait du secret. Il pouvait manger en face de Lucille, il pouvait dormir près d'elle, il pouvait baiser Lucille mais pas lui parler " (p 114). Paul est le miroir inversé d'Antoine, le petit frère brillant qu'on a envoyé à Paris pour faire des études, qui a lu
Nietzsche,
Schopenhauer et
Leibniz, mais que la phobie sociale et la dépression - ou peut-être une malédiction attachée à la famille - ont fait renoncer et mentir jusqu'à la mort des parents. Il est revenu s'enterrer au village sous la protection d'Antoine et partage avec lui un cauchemar sanglant et prophétique.
Les deux portraits sont faits de phrases longues qui figurent la pensée fluctuante et inaboutie des deux frères. le livre est aéré par deux contes, datés de 1742 et de 1888, pastiches cruels de
Mérimée, où l'on ne pense pas, mais où naissent les cauchemars et la frustration sociale des deux frères. Une troisième parenthèse est l'histoire d'un autre Paul de la famille, précurseur du capitaine Degorce, l'anti-héros d'
Où j'ai laissé mon âme (2010).
On trouve dans ce livre tous les thèmes de Ferrari : le paradis perdu (nombreuses mentions d'une île souillée par les touristes) ; la violence et la culpabilité ; la Bible, les saints et les pères de l'église ; le renoncement coupable, inexplicable au Bien et au Bon des philosophes : " La vérité est que je suis un de ces êtres faibles qui ont besoin d'une raison de vivre et dont la faiblesse est si parfaite que, ne trouvant bien sûr aucune raison, ils n'en continuent pas moins à vivre " (p 29). " Cette saleté, il l'a voulue, en pleine conscience, afin de mieux mesurer la splendeur de ce qui lui était offert, et toute cette bringue insouciante, voilà qu'il en fait un hommage délibéré à la beauté, comme s'il avait jamais été un de ces gnostiques qui commettaient scrupuleusement le péché afin de hâter le règne de Dieu sur terre, comme s'il avait voulu émerger du cloaque de sa concupiscence pour mieux s'émerveiller de la lumière " (p 83).
Un livre difficile, le premier publié chez
Actes Sud, à ne pas conseiller au lecteur qui aborde Ferrari.