L'engrenage du mal

Il s’était juré de le lui faire payer. Il y pensait sans arrêt. La note serait tellement salée que toutes les larmes de son corps lui sembleraient bien douces. Sa vengeance était imminente. Un de ses contacts lui avait fait passer un message en prison. Il avait retrouvé la trace d’Alba, l’avait suivie et avait découvert sa faille, son talon d’Achille : sa mère et son fils, une vieille femme et un enfant en bas âge qui vivaient dans un appartement de Lausanne.

«Nous sommes désormais dans un moulin à eau, un moulin souterrain. Bien au- dessous du sol mugit un torrent. Personne, la-haut, ne s'en doute. L'eau tombe de plusieurs toises sur les roues qui tournent bruyamment et menacent d'accrocher nos vêtements et de nous entraîner avec elles.
Les marches sur lesquelles nous nous trouvons sont usées et humides. L'eau ruisselle des murs de pierre, et, tout près, s'ouvre l'abîme. »

Hans Christian Andersen, Voyages en Suisse, 1836

Quand Garcia la rejoignit, elle était prostrée au milieu d'une grande tache de sang à moitié séché. Des éclaboussures brunâtres maculaient le pont. Environ deux litres de sang.

- Si la justice a ses règles, c’est pour éviter les erreurs. Tu sais ce qu’on dit, mieux vaut un coupable en liberté qu’un innocent en prison.
Tanja ricane.
- Théorie de merde. On verra si la justice m’applique la même règle quand elle me jugera.

Tanja laissa les deux hommes s’expliquer et se dirigea vers le voilier d’un pas hésitant. Quand Garcia le remarqua, il était trop tard. L’inspectrice fédérale avait déjà mis un pied sur la passerelle de l’embarcation. Dan vit sa collègue chanceler, puis se rattraper à une corde du bastingage. Elle se mit à pleurer et à pousser un hurlement déchirant. Tanja écarta brutalement un membre de la police scientifique et tomba à genoux sur le pont.

- Moi non plus, je n’ai pas grand-chose à perdre. Hormis mon amie que j’aime et qui m’aime. Mon ex-femme me fait la guerre, mes enfants ne me parlent plus depuis trois ans, mon boulot m’emmerde, tout me fait chier. (Ansermet)

Au port de Bevaix, le restaurant La Trinquette avait ouvert ses portes pour la belle saison. Flavie et Jemsen profitaient des premières chaleurs printanières devant une assiette de filets de perche, dans la fraîcheur de la véranda, avec vue imprenable sur le lac de Neuchâtel, le Plateau suisse et les Alpes fribourgeoises.

Dans un fracas assourdissant, la roche céda. De la résurgence jaillirent des trombes d’eau sale, la montagne s’était mise à vomir. Le courant violent arrachait terre et cailloux, agrandissant à vue d’oeil l’orifice dans la falaise. Le petit bassin se remplissait de boue et débordait.
Deux corps apparurent enfin dans le limon jaunâtre que la falaise régurgitait, comme si la montagne accouchait péniblement de deux gros enfants mort-nés. Les pantins désarticulés roulèrent sur eux-même et s’écrasèrent dans la vasque, devant les Dätwyler. Elisa et Nicolas hurlèrent. Valérie projeta ses mains devant sa bouche. Jean-Marc détourna le regard des enfants en plaquant leur visage contre sa poitrine. Lui-même resta pétrifié à la vue des deux cadavres que la montagne venait de libérer.

De rares nuages résistaient encore à la chaleur et s'accrochaient aux versants du mont Otemanu. Autour de l'île, le bleu du ciel ajoutait une nuance aux couleurs du lagon. Un léger vent du large irisait les flots transparents où raies, requins et balistes cohabitaient en parfaite harmonie. S'il y avait un paradis sur terre, ce serait à Bora Bora.

Il faisait référence au nom de baptême du fare, la maison traditionnelle dans laquelle Tanja s'était installée depuis peu. Sous le toit de pandanus, le nom d'Hélène était gravé sur une plaque d'aito, le "bois de fer", comme le surnommaient les locaux en raison de sa résistance.