La spiritualisme de Joseph de Maistre parut à tel point réactionnaire que l'auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg fut considéré comme une sorte de Voltaire retourné. Attaché aux préjugés de l'ancien régime : religion, patriciat, monarchie absolue ; fermement hostile aux idées matérialistes, démocratiques et républicaines, il semble incarner en effet l'esprit absolutiste et mystique des temps passés et défendre les ruines de la société féodale contre l'envahissement des foules égalitaires. Il méprise le peuple, « toujours enfant, « toujours fou, toujours absent ». Il méprise l'individu, toujours préoccupé de ses droits, jamais de ses devoirs. Il ne croit pas à la grandeur de l' « esprit européen » ; avec un entêtement passionné, il reste Français traditionaliste. De toutes ses forces, mais en apparence seulement, il est le laudator temporis acti. Son système moral et politique ne comporte aucune innovation : la société sera sauvée par la religion chrétienne et par la monarchie absolue.
Comme Faust perdu dans la contemplation du grand livre de la Nature, nous discernons avec une infaillible sûreté les lois qui nous mènent. Avec plus d'orgueil que lui nous additionnons nos découvertes. La vie n'a plus de secret pour nous. Nous la voyons circuler dans les recoins les plus intimes de l'âme. Nous la devinons sous la matière la plus inerte. Elle est si bien analysée, étudiée et comprise qu'on peut la suspendre, l'agrandir, la transformer à volonté. L'homme est devenu véritablement le collaborateur de Dieu. Les inventions modernes doivent suppléer aux oublis de la création. La vie terrestre s'augmente de la vie puissante et sans cesse plus perfectionnée des machines.
Oui, les hommes ont pu croire un moment qu'un labeur ininterrompu leur livrerait la vérité suprême et toutes les autres vérités, — morales, sociales, politiques — qui doivent en sortir. Confondant le moyen et le but, ils ont adoré cette science par laquelle ils espéraient apprendre les mystères insondables. Le culte qui enseigne l'existence d'un Dieu invisible et omnipotent est moins trompeur que la religion scientifique.
L'individu est de moins en moins disposé à se soumettre à l'autorité d'autrui. Dans les grands pays les forces intellectuelles sont presque toujours en opposition avec le pouvoir exécutif. Et si les gouvernements résistent à leurs adversaires, c'est que ceux-ci par suite même de leur état anarchique — qui entraîne une divergence extrême d'opinions — restent impuissants.