N’importe quel homme religieux qui prie ou qui, avec Augustin, trouve Dieu en lui, admet une forme de transparence de la sphère subjective. La manière dont Averroès a construit le rapport entre l’homme individuel et l’intellect n’est pas très différente de celles dont les théologiens chrétiens envisageaient l’action de la grâce divine en l’homme : à un certain degré d’accomplissement de la représentation (donc de l’imaginatio), l’homme individuel s’unit avec l’intellect qui illumine les images de la représentation pour en faire ressortir leur caractère universel. La perfection de l’homme consiste dans son union, sa copulatio, avec cet intellect qui contient tous les intelligibilia. Cette union est réalisée dans chaque acte d’intelligence, puisque la connaissance de l’universel libère l’homme individuel de la détermination spatio-temporelle. Cette universalisation des contenus mentaux peut aussi être interprétée comme une certaine divinisation, étant donné qu’elle fait participer l’homme à la supratemporalité de l’universel.
Averroès a créé, avec cette théorie de la coniunctio de l’individu temporel à l’intellect supratemporel, une sorte de « mystique philosophique ». Personnellement, je préfère éviter cette terminologie, parce que celui qui parle d’Averroès en termes de « mystique » doit aussi accorder ce titre à Aristote, Kant et Hegel, ce qu’on a d’ailleurs pu faire. Mais le concept de mystique perd alors toute valeur distinctive. Je préfère pour ma part approfondir l’analyse du moyen d’une argumentation particulière, à l’instar d’Averroès, qui continue ainsi : dans une vie humaine consacrée au travail intellectuel, l’homme singulier devient de plus en plus proche de l’intellect. L’intellect actif, qui produit tous les contenus intellectuels, devient dans ce cas de plus en plus notre forme, et non plus une cause efficiente.
Cette transformation est notre perfection la plus haute, en cette vie et possiblement dans une vie future. C’est dans cette coniunctio que réside notre béatitude. Lorsque l’intellect actif devient de plus en plus notre forme, nous-même devenons l’intellect, et l’intellect devient nous, il devient moi-même.
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Le contact de la connaissance intellectuelle avec le monde extérieur ne peut être causé par des corps, il ne peut qu’être suggéré ou stimulé. Cela passe par les contenus de l’imagination, qui présupposent les sensations de l’expérience directe. L’âme a donc besoin des images de la fantaisie. Averroès insiste là-dessus : l’âme doit être vide. Pour recevoir toutes les formes des corps, elle doit être non-identiques avec elles : necesse est ut sit denudatum a natura recepti. Dénudé, vide, sans les contenus du monde, notre intellect est vide de tout comme notre vue est sans couleur pour être capable de voir toutes les couleurs. Ce sont là des formules et des métaphores d’origine aristotelico-averroïste que nous retrouverons chez Dietrich et chez Eckhart. Toutes ces expressions sont des formules de la philosophie négative de l’esprit. (pp. 37 & 47-48)
Eckhart présente le Commentateur comme la clef à saint Jean ainsi qu’à sa propre doctrine sur l’unité du juste et de la justice. Dans son sermon allemand, Eckhart illustre cette identité avec l’exemple de l’unité de l’œil et du bois qu’il voit, ce qui correspond à interprétation d’Aristote par Averroès. Franz von Baader raconte que lorsqu’il a montré ce passage à Hegel, ce dernier se serait écrié : « Mais voilà enfin ce que nous cherchions ! (Da haben wir ja, was wir suchen !) ».
Eckhart avait donc besoin d’Averroès. Il n’avait pas besoin de lui pour des points de détails physiques ou biologiques, comme pour l’explication du vol des oiseaux. Il avait besoin d’Averroès pour accomplir son programme d’une démonstration de la vérité de la doctrine chrétienne avec les rationes naturales philosophorum. Parmi ces philosophes, Averroès occupait une place de choix. Les citations d’Averroès ne sont pas un décor occasionnel, elles ne concernent pas des subtilités marginales, mais sont au cœur des doctrines principales d’Eckhart. C’est la raison pour laquelle elles s’accumulent en particulier dans le commentaire à saint Jean. (pp. 141-142)
Maître Eckhart n'a jamais laissé le moindre doute sur son intention. Il a déclaré que son programme était de démontrer au moyen d'arguments philosophiques, per rationes naturales philosophorum, la vérité de l'Ancien et du Nouveau Testament. Il dit ouvertement que c'est son but dans toutes les oeuvres et que son projet inclut la création du monde, l'Incarnation et la rédemption.
J'ai presque envie de dire que j'étudie la philosophie médiévale parce que cela me fait plaisir.
Platon, Aristote, l'Evangile selon saint Jean, la métaphysique augustinienne de la mens, Averroès, Albert, Dietrich - cette ligne décrit de manière très résumée l'origine intellectuelle du soi-disant "père de la spéculation allemande".