Imaginez un monde où existence réelle et existence virtuelle se confondraient, un monde où tout ce que vous faites, ce que vous pensez, les données inhérentes à votre santé, votre sexualité, votre alimentation, votre compte bancaire, votre casier judiciaire seraient publics… C'est ce que
Benjamin Fogel imagine dans «
La transparence selon Irina ». Nous sommes en 2058, Internet s'est effondré et a été remplacé par le « Réseau ». Lors de ce crash, de nouveaux modes de fonctionnement ont été mis en place. La transparence est l'un d'entre eux. La vie privée n'existe plus, l'anonymat est caduc. Chacun possède désormais un métadicateur, un indice qui valorise ou sanctionne votre comportement en société. Votre vie est désormais dirigée par le « Réseau » qui vous invite à rencontrer des gens pouvant vous correspondre, vous encourage à poster en ligne vos activités, vos opinions politiques, vos avis divers et variés sur tout et n'importe quoi. Vous vivez dans un logement connecté et optimisé (10 m2), vous touchez un revenu universel (égalité salariale globale), vous n'avez plus de collègues puisque vous télétravaillez.
Comme dans toute société recalibrée, le système mis en place rencontre des résistances. Quelques individus refusent de se plier à ces nouvelles normes et luttent pour préserver une frontière entre IRL (in real life) et IVL (in virtual life). Ces Nonymes (anonymes) veulent disparaître des radars et protéger leur vie privée. Pour cela, ils utilisent des pseudonymes dans la vraie vie. A contrario, les Rienacalistes (rien à cacher), « royalistes de la transparence » bataillent pour interdire l'anonymat et standardiser IRL et IVL. Une autre catégorie officie sur ce gigantesque jeu d'échecs, les Vifistes, personnes qui croient dur comme fer à leur vie virtuelle et sont très soucieux d'exister sur le Réseau (toute ressemblance avec des personnes existantes serait purement fortuite…). C'est dans ce monde « idyllique » que navigue Camille Lavigne, une nonyme qui utilise un pseudo sur le Réseau. Chaque jour, elle débat en ligne avec Irina Loubovsky, encyclopédie vivante qui exprime ses opinions, rédige des essais et commente chaque post. Cette société lisse, même si basée sur la surveillance, a aussi créé des Obscuranets, « organisation qui s'oppose au Réseau et à la prolifération du monde virtuel ». Ces cyberterroristes ont le dessein de libérer le peuple de ce contrôle et entrent progressivement dans «
La transparence selon Irina » pour organiser des actions musclées qui viennent faire tanguer une tranquillité toute relative.
Benjamin Fogel prend son temps dans ce premier opus d'une trilogie pour installer cette société futuriste, ses règles, son fonctionnement et ses personnages. Camille Lavigne et Irina en sont les points d'orgue. Il développe petit à petit la nature d'Irina qui a fait du Réseau sa force de frappe. Elle a un avis sur tout et n'hésite pas à le faire savoir. Brillante, polémique, elle dézingue à loisir des argumentations parfois très construites. Elle bénéficie d'une influence conséquente, prend un plaisir fou à détruire les réputations, et utilise même le Réseau pour se venger. Elle inspire la peur autant que l'admiration et à ce titre engendre des émules qui voudraient bien être aussi « populaires » et intelligentes qu'elle. Comme Camille par exemple. Pourtant, personne ne sait réellement qui elle est vraiment, quels sont ses buts ou ses aspirations. Énigmatique, elle demeure… jusqu'à penser qu'elle fait peut-être partie des Obscuranets… Une autre petite dissonance dans le merveilleux monde de «
La transparence selon Irina »…
Ce ne sera pas la seule, mais cela, je vous laisse le découvrir. La tension monte crescendo dans la douce transparence où tout le monde ne semble pas être du même avis sur les objectifs futurs. L'écrivain ne s'interdit rien, ni d'utiliser les codes du thriller, ni de toucher au roman noir, encore moins de faire appel à nos capacités de raisonnement philosophique (si toutefois il nous en reste…) Les personnages prennent de l'épaisseur, les problématiques se densifient, les rébellions s'amplifient et les secrets révélés au compte-gouttes pulvérisent la notion même d'ennui. Il est impossible de placer
Benjamin Fogel dans un genre littéraire, il papillonne allègrement dans les diverses cases où l'on voudrait le ranger.
Voilà pour l'univers de «
La transparence selon Irina » qui vous donnera peut-être envie de découvrir ce premier tome… Place aux thématiques abordées ! On se demande bien pourquoi
Benjamin Fogel a choisi un tel sujet : la vie virtuelle qui supplante la vie réelle … le besoin de s'afficher, la nécessité d'exister sur les réseaux, l'obligation de créer du buzz pour briller. Laissez-moi réfléchir… peut-être parce que cela existe déjà ? Sagace observateur de notre époque, il fait simplement le constat de la direction prise par notre société en poussant un peu les curseurs. Interrogeons-nous deux secondes sur ce que nous faisons actuellement sur les réseaux et prenons un exemple au hasard : le monde du livre et de sa promotion. (coïncidence totale !) Si vous suivez des chroniqueurs, des « influenceurs » et autres nouveaux métiers en -eurs, vous avez certainement remarqué comme il est de bon ton de créer des polémiques pour faire le buzz et de dézinguer des romans pour tirer la couverture à soi. En matière de chroniques littéraires, mieux vaut désormais une belle photo, si possible avec l'auteur et son bouquin, dix lignes de résumé, cinq d'un « avis » truffé de fautes. Mais attention, la police du Bescherelle ou d'Instagram veille pour vous renvoyer dans vos buts. Quatre cent cinquante-six messages d'opinions diverses et variées sur « un chroniqueur littéraire doit-il maîtriser la grammaire et l'orthographe ? » On a oublié le roman, mais on a créé le buzz. Opération réussie. Comment briller en société, niveau 1 atteint !
Autre thématique abordée brillamment dans «
La transparence selon Irina » : la notion de vie privée qui perd du terrain. Certains auteurs se sont déjà frottés à l'exercice de démontrer à quel point cette exposition permanente de « Ma vie, mon oeuvre » attaque notre intimité, et à terme notre santé mentale à cause de tous les commentaires auxquels nous devons faire face. En 2024, on montre déjà ses enfants, son conjoint, les plats que l'on mange, les endroits que l'on visite, les vacances. On navigue entre Instagram, ex-Twitter, Tik Tok, les sites de news, les groupes What's app. Nous passons notre temps à donner des informations confidentielles sans même nous en rendre compte… Sauf que… les vampires des réseaux, fouineurs pathologiques, eux les collectent et viennent lentement s'immiscer dans nos vies pour pouvoir mieux les contrôler et les diriger. Il y a de quoi s'interroger sur notre capacité d'analyse (s'il en reste !).
Une petite dernière pour la route afin d'exciter vos papilles : la notation. Comme expliqué plus haut, chaque individu bénéficie d'un métadicateur censé révéler si vous êtes ou non un bon citoyen. La note comprend à la fois ce que vous faites sur le réseau, et l'ensemble des différentes notations que les autres usagés vous ont données. Ainsi, si nous analysons notre société actuelle, nous notons déjà notre Uber, le restaurant dans lequel nous avons mangé, le service client dans différents magasins (où nous répondons à des « enquêtes qualités » sans imaginer les répercussions qu'elles auront sur les salariés en question), où nous nous armons de notre plus belle plume pour écrire des commentaires sur Google, chaque fois que nous sommes insatisfaits, force est de constater qu'il n'y a qu'un pas entre noter et être noté. Dans «
La transparence selon Irina », il existe un système de débit et un crédit comportemental, social, intellectuel qui se rapproche très dangereusement de nous…
Alors,
Benjamin Fogel est-il manichéen ? Paranoïaque ? Boomer ? (je vous arrête tout de suite, il est né en 1981, va falloir trouver un autre argument !) ou visionnaire ? le moins que je puisse dire, c'est qu'il est créatif, ingénieux, et que son imagination est sacrément fertile ! J'ai une admiration sans bornes pour les auteurs qui créent un univers de toutes pièces, en inventant une terminologie qui leur est propre, des problématiques puisées dans notre monde actuel pour mieux les dilater. Cela change de ces romans où l'on se regarde le nombril, écrits par des auteurs germanopratins qui nous barbent avec leurs problèmes existentiels et font preuve de zéro imagination.
Riche en rebondissements, en réflexions sociales et politiques, de liens entre aujourd'hui et demain, et d'émotions, «
La transparence selon Irina » est unroman noir d'anticipation romanesque et intelligent qui donne sacrément envie de lire les deux suivants «
Le silence selon Manon » et «
L'absence selon Camille ». Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce premier tome tant il est dense et foisonnant, mais je risque de perdre quelques points de mon métadicateur pour cause de chronique trop longue… Je vous laisse prendre l'initiative de vous ruer chez votre libraire.
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