Chaque poème est un minuscule tombeau élevé à la mémoire de l'invisible. (p. 132)
Ces poèmes qu'elle appelle neige, il les conçoit comme des flocons délicats et aériens, d'une fragilité surnaturelle ---une très fine dentelle de mots. Mais en écrivant neige, ce qu'Emily a derrières les paupières, c'est la plus puissante des avalanches.
On raconte qu’elle a commencé par limiter ses visites au village, pour ensuite rester cantonnée au jardin, avant de ne plus guère quitter la maison, puis le deuxième étage, pour finalement élire domicile dans sa chambre, dont elle ne sortait qu’en cas de stricte nécessité. Mais en vérité, elle vivait depuis longtemps dans bien plus petit encore : un bout de papier grand comme la paume. Cette maison-là, personne ne pourrait la lui enlever.
Elle n’est pas cachée, elle n’est pas recluse. Elle est au cœur des choses, au plus profond d’elle-même, recueillie, posée en équilibre entre les abeilles du jardin et les deux Ourses, la grande et la petite, qui s’allument dans le ciel à la tombée du jour, tendue comme le style d’un cadran solaire. C’est une vie parfaite, parfaitement close, enclose en elle-même. Ronde et pleine comme un œuf.
Les mots sont de fragiles créatures à épingler sur le papier.
L'automne n'a pas besoin de nous. Il se suffit dans ses ors et ses bronzes somptueux. Il en a tant qu'il jette ses richesses par terre, dans un grand éclat de rire. Il sait, lui, que l'été est bref et que la mort est longue.
L'amour est parti faire de la lumière ailleurs.
Elle aurait voulu, comme à quatorze ans, faire un livre avec des fleurs seulement. Mais elle habite maintenant un jardin blanc. Sur le papier, elle cloue les mots comme des papillons. Sa plume fait un grattement d’oiseau. Ses poèmes sont plus qu’à moitié mésanges. Dans l’autre moitié, il entre les asters, le poitrail de feu des couchers de soleil, la vaste poche de l’éternité, les nuées innombrables de la bible qui rêve près de son lit.
Emily écrit sur le monde qu'elle habite, tout en sachant qu'il serait beau si personne ne l'habitait. (p. 133)
Il y a longtemps qu’elle habite sa maison de papier. On ne peut pas avoir à la fois la vie et les livres – à moins de choisir les livres une fois pour toutes et d’y coucher sa vie.
Pas un instant Emily n'envie les citoyennes respectables qui l'entretiennent de la profession de leur époux, de l'aménagement de la nursery, du petit dernier qui tarde à marcher. Ce qu'elle se demande, c'est où sont passées les jeunes filles de ce soir-là (...) (p. 124)