J’ai des fourmis dans les jambes, une réaction logique. J’ai envie de danser quand je sors de chez un grabataire, envie de courir quand je quitte un hémiplégique, envie de peindre quand je soigne un aveugle, envie de vivre quand je rédige un certificat de décès.
Il a voyagé dans sa tête par ses lectures, par les DVD que ses parents lui avaient loués. Il a parcouru l'Asie et l'Amérique, il est incollable sur la cuisine, la végétation, la musique, les odeurs, intarissable sur les peintures, les sculptures, il a lu tous les livres, regardé toutes les photographies sur son ordinateur. Ces pays que sa santé ne lui a pas permis de visiter, il s'y est rendu depuis son lit en les étudiant tellement à fond qu'il les connaît mieux que ces touristes qui se contentent d'y passer quinze jours.
Puis soudain, en quelques secondes, le soleil jaillit à l'horizon. La lumière revient, caresse le décor, retrace les pentes, restitue tous les jaunes de la palette. Le paysage nous apparait dans sa pureté et sa paix. Aimer le désert, c'est choisir le vide plutôt que le trop-plein et s'en remplir les yeux.
Nous redescendons, comblés et sereins.
Le désert est indiscret, tout s’entend, tout se devine.
Il faut y mettre du sien, bien sûr, comme dans tous les voyages. Au premier abord, on ne voit que la pauvreté, la beauté vient après. Elle émane des regards et des attitudes, elle découle des couleurs et des nuances. C'est un geste, une façon de marcher, c'est dans le port de tête. Aucun guide, aucune carte postale ne saurait restituer cette fierté, cette dignité.
La vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie.
Le vent fait voler le sable et nous recouvre d’un voile fin. Les millions d’étoiles au-dessus de nos têtes remplacent la boule à facettes des boîtes de nuit parisiennes. Je me sens arrivée là où je devais être.
Alors il y a cela, l’obscurité piquetée d’étoiles, les doigts de John contre moi, son odeur, son énergie, ce don qu’il a de se faire accepter partout. Il y a le maintien digne des Touaregs qui ont revêtu leurs boubous de fête.
Je frissonne. J’ai vu des morts aux urgences, en réanimation, au bloc opératoire, mais c’est la première fois que je me trouve seule avec un très jeune homme qui vient de mourir chez lui.
Les murs autour du lit éclatent de soleil, de gaieté, d’espace, d’infini. Partout, des photos du désert. Des montagnes bleues, un puits au coucher du soleil, un Touareg coiffé d’un chèche indigo, des enfants rieurs, du sable à perte de vue. A la tête du lit, sur un grand poster, un ciel d’azur surplombe des dunes caramel. Des traces de pas s’éloignent vers l’horizon. Empilés sur la table de nuit, je découvre un atlas, des cartes routières, des guides de voyage et sur le haut de la pile un livre de poche signé Théodore Monod : Méharées. La couverture représente un homme au milieu des sables. J’ai vaguement entendu parler de l’auteur, savant, voyageur, philosophe, botaniste, passionné de Sahara. Le jeune homme a recopié une phrase de Monod sur un petit bloc : « Dans le désert, vivre c’est avancer sans cesse. » […]
Impulsivement, je vérifie qu’on ne me voit pas et, d’un geste rapide, j’attrape le livre de Monod et je le glisse dans ma sacoche. C’est la première fois que je vole un malade, je le jure. Une force impérieuse et irrésistible m’y a poussée.
Je ne crois pas au hasard ni aux coïncidences fortuites. J’ai besoin de bifurquer, de m’évader. Dans les dunes, il n’y a ni certificat de décès, ni publication de bans, ni liste de mariage. La vie est différente, on y trouve l’essentiel, des humains, des animaux, du sable. On y respire la pureté et la paix.
Nous traversons un paysage lunaire où mon oeil de Parisienne n'accroche aucun repère. Les Touaregs n'ont besoin ni de boussole ni de GPS, ils ont leur TPS personnel, Touareg Positioning System : une branche, une pierre, une élévation de terrain leur servent de poteaux indicateurs.