Léo et Michel ont monopolisé la conversation, ce dernier généralement pour approuver ce que dit son aîné. Les femmes n’ouvrent la bouche que pour manger. Annabelle jette de temps à autre des regards circonspects à son beau-frère. De ce qu’Élise fera ce soir dépendra son futur statut. Elle demeure à sa place. Finit son assiette. Michel se tourne vers la table des enfants et interpelle sa fille pour l’envoyer aider sa grand-mère.
L’adolescente proteste qu’elle n’a pas terminé, mais son père la fait taire et elle se lève pour se diriger vers la cuisine en traînant les pieds. Élise se demande combien de temps elle restera à la scierie. Que peut-elle envisager d’autre ? Des études ? Ou bien est-elle condamnée à demeurer Ici pour torcher les plus petits tandis que les hommes débitent le bois, jusqu’à ce qu’un voisin vienne la chercher comme une pièce de bétail ? Élise n’est là que depuis quelques heures, mais déjà elle n’en peut plus. Elle jette un regard vers Éric, ses yeux lui mangent le visage. Il fixe ses frères, sa mère, avec une avidité qui l’effraye.Il parlait rarement de sa famille, qu’l avait depuis longtemps rayée de sa vie. Le destin qui s’acharne sur eux et le contraint à revenir ici s’apprête-t-il à lui jouer un nouveau mauvais tour ? Élise a l’impression de se trouver plongée dans une de ces romanes qu’elle lit à l’occasion. Sauf qu’il n’y a pas de château, pas de bel aristocrate ténébreux. Juste une scierie au bord de la ruine, et une famille qui n’a pas voulu d’Éric autrefois et ne semble pas davantage désireuse de l’accueillir aujourd’hui.
Éléonore revient avec un plat chargé de viande et Élise oublie ses soucis pour ne plus penser qu’à la faim qui la tenaille. Solange suit, portant une marmite d’où monte une bonne odeur de chou. Elle la pose sur la table.
Voilà ! dit Michel. C’était pas dur ! Tu peux aider, tout de même ! T’es presque une adulte maintenant !
Presque une adulte, tu parles ! intervient Léo en saisissant sa nièce par la taille. C’est déjà une vraie petite femme ! Regarde ça : elle a des nichons !
Et il referme les doigts sur la poitrine de Solange. La gamine se tortille pour échapper à son étreinte. Elise ouvre de grands yeux. Pétrifiée. Tout le monde s’est figé et fixe la scène. Il n’y a plus que Solange qui se débat et son oncle qui lutte pour garder son emprise.
Lâche-la !
Le cri jaillit de la table des enfants. Ludovic bondit au secours de sa soeur en renversant sa chaise. Il saisit le bras de Léo mais celui-i tient bon, amusé par les efforts de sa nièce. Léo repousse l’adolescent d’un revers de coude et, gloussant, il écrase le sein de Solange qui gémit.
C’est du ferme, dis donc !
Il est le seul à rire. Élise agrippe la table, se tourne vers Éric. Son mari a reculé sur sa chaise, dépassé par cette violence. Personne ne bouge. Ludovic se dresse seul contre son oncle. Bernard, le fils de Léo, fait mine de se lever à son tour pour secourir son père. Elise regarde les autres. Pourquoi demeurent-ils tous à leur place, laissant Ludovic se débrouiller ? pourquoi Michel se contente-t-il d’arborer un sourire niais devant son frère qui tripote sa fille, comme si la scène n’avait pas d’importance ? Pourquoi Annabelle reste-t-elle clouée sur sa chaise, la bouche ouverte sur une protestation qui ne vient pas ? Elise se tourne pour dégager son ventre de sous la table et prend appui pour se lever.
- Ça suffit ! Lâche-là !
L’ordre a tonné de l’autre bout de la pièce. Éléonore fixe son fils. Léo la défie du regard avant de pivoter vers Solange, toujours prisonnière, puis vers Ludovic qui tire sur son bras sans succès. Il demeure ainsi trois longues secondes. Il finit par relâcher la gamine. Elle recule en trébuchant, le rouge aux joues et les larmes aux yeux. A peine Solange écartée, Léo attrape Ludovic par le col. Il contraint l’adolescent à s’abaisser jusqu’à ce que leurs visages se frôlent.
- Et toi, petit con, me parle plus jamais comme ça. Quand tu seras un homme, on verra. D’ici là, reste à ta place !
Il le rejette. Ludovic lutte pour conserver son équilibre, le défiant toujours du regard. Léo se raidit.
- Ludo ! Ça suffit ! Va t’asseoir.
L’enfant fixe sa mère sans comprendre, ce qui lui fournit une excuse pour détourner les yeux et rompre le duel qui l’opposait à son oncle. Mâchoires crispées, contenant des larmes de rage et d’humiliation, il regagne sa place.
- Bon, dit Éléonore. L’incident est clos. Qui veut du chou ?
- Commence par Élise, dit Léo en regardant sa belle-soeur. Je crois qu’elle a tellement faim qu’elle a failli se lever
Élise prend conscience que ses phalanges sont toujours crispées sur le rebord de la table. Elle se relâche, sans cesser de fixer Léo. Elle perçoit de l’amusement dans ses yeux, mais cela ne la rassure pas. Annabelle prend son assiette et la tend à Éléonore.
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